Jacques
Jouet glose avec esprit (oulipien) sur l'incipit célèbre
et ses prétendus 16 états du manuscrit, lors d'un colloque
à la BNF en mars 2013 (interventions
publiées dans Bouvard
et Pécuchet : archives et interprétation, textes
réunis et présentés par Anne Herschberg Pierrot et
Jacques Neefs, éd. Cécile Defaut, 2014)
«
À supposer qu'on se demande enfin si je n'ai pas encore une petite
idée derrière la tête pour commenter le déjà
trop commenté "Comme il faisait une
chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait
absolument désert.", je répondrais que j'ai
acquis récemment dans une vente privée (je voulais vous
en faire la surprise, mais le fichier image qui était dans mon
ordinateur a malencontreusement disparu ce matin à cause d'un bol
de chocolat renversé sur le clavier) un morceau inconnu du manuscrit
de Bouvard et Pécuchet qui fait état de pas moins
de seize versions successives de cet incipit, ce qui est considérable,
et que je vais vous livrer :
État
n° 1 : Comme il faisait une température glaciaire de - 133°,
le boulevard Bourdon n'existait pas encore.
État n° 2 : Comme il faisait une froidure de - 33°, l'eau
était prise par le gel dans le bassin de l'Arsenal en contrebas
du boulevard Bourdon qui n'était pas très fréquenté.
État n° 3 : Comme il faisait un froid de - 32°, des patineurs
patinaient sur le bassin de l'Arsenal en contrebas du boulevard Bourdon
sur lequel les tapineuses ne songeaient pas à tapiner.
État n° 4 : Comme il faisait un froid de - 13°, les agences
de tourisme du boulevard Bourdon proposaient des voyages en chameau dans
le désert.
État n° 5 : Comme il faisait une froidure de 0°, le boulevard
Bourdon ne bourdonnait d'aucune foule.
État n° 6 : Comme l'hiver connaissait un tout petit réchauffement
à 3° Celsius, le boulevard Bourdon se trouvait un peu moins
désert que la normale saisonnière.
État n°7 : Comme il faisait une température très
douce de 22 degrés sans pic de pollution, le palais Bourbon se
trouvait absolument désert.
État n° 8 : Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés,
le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.
État n° 9 : Comme il faisait une chaleur de 34°, le boulevard
Bourdon se trouvait plein d'abeilles mâles qui vrombissaient.
État n° 10 : Comme il faisait une chaleur de 35°, les imprimeurs
du boulevard Bourdon omettaient des mots, des phrases ou des passages
tout entiers dans leur travail de composition.
État n° 11 : Comme il faisait une chaleur de 68°, le macadam
du boulevard Bourdon avait commencé de fondre.
État n° 12 : Comme il faisait une chaleur de 69°, les agences
de voyages du boulevard Bourdon proposaient des parcours en traîneau
dans le désert blanc.
État n° 13 : Comme il faisait une chaleur de 70°, le presbytère
du boulevard Bourdon avait perdu l'essentiel de son charme et le plus
gros de son éclat.
État n° 14 : Comme il faisait une chaleur de 72°, le macadam
du boulevard Bourdon avait fini de fondre.
État n° 15 : Comme il faisait une chaleur de 89°, les combinaisons
de thermo-survie des présidents, ministres et députés
arrivaient au bout de leurs capacités.
État n° 16 : Comme il faisait une chaleur de 99°, l'eau
était prête à bouillir dans le bassin de l'Arsenal
en contrebas du boulevard Bourdon qui se trouvait absolument désert
depuis l'aggravation décisive du grand réchauffement de
la planète qui finissait d'abolir toute vie, même piscicole,
à son bord.
Flaubert
se décidant finalement pour la température moyenne que nous
connaissons aujourd'hui, trente-trois degrés, ce qui lui permet
de façon subtile et non trop catastrophiste-civilisationnelle d'installer
dès le début du roman la situation finale, à savoir
la désertification exigée par la fureur du monde réagissant
violemment, on l'a vu, aux coups de boutoir des efforts de connaissance
attendrissants et prétentieux, si bien que la puissance du monde
déplace et détruit l'espèce humaine ("absolument
désert") en lui rabattant dé-fi-ni-ti-ve-ment son
caquet, solution finale de la connaissance ou de l'obscurantisme qui conduit
le romancier à nous donner à croire à l'incipit quand,
à l'évidence, celui-ci n'en est pas un et que Flaubert a
choisi, en fait, au nom du paradoxe, de commencer son livre sur une menace
et sur un explicit par anticipation, c'est-à-dire de commencer
son livre par la fin. »
Voix
au chapitre a programmé Bouvard et Pécuchet en
octobre 2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/flaubert.htm
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