Emile Zola évoque ses souvenirs sur Gustave Flaubert

Je voudrais donner ici une physionomie de ces réunions du dimanche. Mais c’est bien difficile, car on y parlait souvent une langue grasse, condamnée en France depuis le seizième siècle. Flaubert, qui portait l’hiver une calotte et une douillette de curé, s’était fait faire pour l’été une vaste culotte rayée blanche et rouge et une sorte de tunique, qui lui donnait un faux air de Turc en négligé. C’était pour être à son aise, disait-il ; j’incline à croire qu’il y avait aussi là un reste des anciennes modes romantiques, car je l’ai connu avec des pantalons à grands carreaux, des redingotes plissées à la taille, et le chapeau aux larges ailes crânement posé sur l’oreille. Quand des dames se présentaient le dimanche, ce qui était rare, et qu’elles le trouvaient en Turc, elles restaient assez effrayées. A Croisset, lorsqu’il se promenait dans de semblables costumes, les passants s’arrêtaient sur la route, pour le regarder à travers la grille ; une légende veut même que les bourgeois de Rouen, allant à la Bouille par le bateau, amenaient leurs enfants, en promettant de leur montrer monsieur Flaubert, s’ils étaient sages. A Paris, il venait souvent ouvrir lui-même, au coup du timbre ; il vous embrassait, si vous lui teniez au cœur et qu’il ne vous eût pas vu depuis quelque temps ; et l’on entrait avec lui dans la fumée du salon. On y fumait terriblement. Il faisait fabriquer pour son usage des petites pipes qu’il culottait avec un soin extrême ; on le trouvait parfois les nettoyant, les classant à un râtelier ; puis, quand il vous aimait bien, il les tenait à votre disposition et même vous en donnait une. C’était, de trois heures à six heures, un galop à travers les sujets ; la littérature revenait toujours, le livre ou la pièce du moment, les questions générales, les théories les plus risquées ; mais on poussait des pointes dans toutes les matières, n’épargnant ni les hommes ni les choses. Flaubert tonnait, Tourgueneff avait des histoires d’une originalité et d’une saveur exquises, Goncourt jugeait avec sa finesse et son tour de phrase si personnel, Daudet jouait ses anecdotes avec ce charme qui en fait un des compagnons les plus adorables que je connaisse. Quant à moi, je ne brillais guère, car je suis un bien médiocre causeur. Je ne suis bon que lorsque j’ai une conviction et que je me fâche. Quelles heureuses après-midi nous avons passées, et quelle tristesse à se dire que ces heures ne reviendront jamais plus ; car Flaubert était notre lien à tous, ses deux grands bras paternels nous rassemblaient !

Ce fut lui qui eut l’idée de notre dîner des auteurs sifflés. C’était après le Candidat. Nos titres étaient : à Goncourt, Henriette Maréchal ; à Daudet, Lise Tavernier ; à moi, toutes mes pièces. Quant à Tourgueneff, il nous jura qu’on l’avait sifflé en Russie. Tous les cinq, nous nous réunissions donc chaque mois dans un restaurant ; mais le choix de ce restaurant était une grosse affaire, et nous sommes allés un peu partout, passant du poulet au kari à la bouillabaisse. Dès le potage, les discussions et les anecdotes commençaient. Je me rappelle une terrible discussion sur Chateaubriand, qui dura de sept heures du soir à une heure du matin ; Flaubert et Daudet le défendaient, Tourgueneff et moi l’attaquions, Goncourt restait neutre. D’autres fois, ou entamait le chapitre des passions, on parlait de l’amour et des femmes ; et, ces soirs-là, les garçons nous regardaient d’un air épouvanté. Puis, comme Flaubert détestait de rentrer seul, je l’accompagnais à travers les rues noires, je me couchais à trois heures du matin, après avoir philosophé à l’angle de chaque carrefour."

Emile Zola

Extrait de l'article "Mes souvenirs sur Gustave Flaubert"
paru le 11 décembre 1880
dans le supplément littéraire du Figaro


Voix au chapitre a programmé Flaubert en octobre 2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/flaubert.htm