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ENTRETIEN
avec Laurent MAUVIGNIER
par Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 8 septembre 2009
Pourquoi
avez-vous eu envie décrire autour de la guerre dAlgérie ?
Laurent Mauvignier Mon père a fait le guerre
dAlgérie et en a ramené plein de photos
sur
lesquelles il ny a rien, et ça me perturbait beaucoup. Lui
nen parlait pas, cest ma mère qui me racontait ce quil
avait vécu, des histoire horribles, comment il avait, par exemple,
été traumatisé par la vue dune femme enceinte
piétinée par des soldats français. Et puis chaque
année, il y avait les repas des anciens dAfrique du Nord,
sauf quon ne savait pas ce que cétait puisque personne
ne disait rien
Quand on discute avec des gens de notre génération,
on saperçoit quon a tous dans nos familles quelquun
qui a fait lAlgérie, mais qui nen dit pas un mot. En
France, dans la littérature, dès quon parle de la
guerre, cest 14-18 ou la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu de loin
en loin quelques romans sur la guerre dAlgérie, mais je crois
que le problème, cest que les auteurs sont restés
pédagogiques, en tentant de dénouer les rapports historiques
ou de montrer qui sont les bons et les mauvais. Cest louable, mais
si on observe comment les cinéastes américains semparent
du Vietnam comme dans le film de Michael Cimino, Voyage au bout
de lenfer , on saperçoit que la plupart du
temps ils mettent en scène un rapport frontal à la violence
plus que lhistoire de la guerre. Ce qui ma intéressé,
ce nest donc pas de faire un roman sur la guerre dAlgérie
en montrant les bons et les mauvais, cest de mettre des hommes en
situation.
Vous avez fini par interroger votre père ?
Il sest suicidé quand jétais adolescent. Il
ma fallu des années pour me dire que, peut-être, le
fait davoir participé à cette guerre et davoir
vu ces choses avait contribué à son suicide. Il y est resté
vingt-huit mois, ça nest pas rien. Jai entendu aussi
lhistoire de types qui devenaient fous. Ça ressemble à
un cliché, mais ça ma aussi intéressé
de trouver le moyen, techniquement, de dire ces clichés.
Vous
avez compris les raisons du non-dit chez cette génération
?
Peut-être quils se sont dit les Allemands, cest nous
Ils ont utilisé du napalm, il y a eu la question de la torture,
et puis la trahison de la France, atroce, envers les harkis. Bref, la
sensation dêtre du mauvais côté. Et puis cétait
une guerre sans objet, extraordinairement complexe : dabord civile,
dans la mesure où lAlgérie était la France,
civile aussi entre Algériens
Cest une guerre perdue,
et comme au XXe siècle la France en a perdu plusieurs, cest
la guerre de trop : la petite guerre par rapport à la Seconde Guerre
mondiale, la guerre honteuse. Je crois que le sentiment de honte est le
plus fort.
Quest-ce qui a été le plus difficile dans lécriture
de ce livre ?
Montrer les relations de cause à effet entre ce quils ont
vécu pendant la guerre et ce qui arrive quarante ans après,
quand le roman souvre dans le petit village. Et aussi ce passage
quand ils arrivent dans une guerre qui a déjà commencé.
La question de la causalité entre les Algériens qui attaquent
et les Français qui répondent violemment est insoluble.
Il ne fallait pas que je fasse croire que les Algériens étaient
violents demblée et que les Français le devenaient
en réaction.
Pourquoi
les écrivains français se sont-ils emparés de la
Première et de la Seconde Guerre mondiale, en délaissant
la guerre dAlgérie ?
Parce que la guerre dAlgérie nest pas finie. Le Front
national, cest la guerre dAlgérie. Les propos quon
entend aujourdhui, cette espèce de racisme progressiste,
lidée quun Français ne peut pas être algérien
et donc quun Algérien ne peut pas être français
, cest vraiment la question de départ de la guerre
dAlgérie. Et on voit bien comment en France aujourdhui
cette question nest pas réglée. Dans linconscient
collectif, il y a quelque chose de ce rejet de lAlgérien
qui continue, parce que cette question na jamais été
pensée dans sa globalité sur les cinquante dernières
années. Ça devient un refoulé. La France narrive
pas à se donner une identité à travers ça,
alors que face à la Première et la Seconde Guerre mondiale,
elle peut sen inventer une héroïque.
Les écrivains américains semblent moins hésitants
à traiter la Corée ou le Vietnam
Cest dû à une histoire littéraire différente.
En France, on a mis beaucoup de temps à revenir à une littérature
du sujet. Jai mis dix ans avant dassumer lidée
de faire un roman avec des personnages, des situations. Je suis parti
dune écriture qui passait par la voix intérieure dun
narrateur, et là jaboutis à un passage sur la guerre,
avec des personnages en situation dune violence inouïe. Au
bout dun moment, jai réalisé quil me fallait
sortir du poids des avant-gardes et accepter de faire un roman très
roman si cest ce que javais envie de faire. Adolescent, je
lisais Dostoïevski et je trouvais ça très fort. Puis
jai lu la littérature du XXe siècle et les avant-gardes
Cest finalement le cinéma qui ma fait comprendre que
javais envie de revenir au roman , cest en voyant Raging
Bull (de Scorsese, où De Niro incarne le boxeur Jake La
Motta ndrl) que jai réalisé que jaimais
aussi ça en littérature, quelque chose qui cogne, et que
cest ce que javais envie de faire. On peut certes y revenir
par lironie, comme Jean Echenoz la fait avec Zatopek
(son roman sur le coureur de fond tchécoslovaque ndrl),
en montrant quon nest pas dupe de ça
Mais cest peut-être bien daccepter dêtre
dupe
Pour ça, il ma fallu lâcher prise. Je voulais créer
une vraie rencontre entre moi, le livre et un éventuel lecteur,
un texte qui ne soit pas que du consommable. Jai essayé décrire
de la littérature qui dise quelque chose sans renoncer à
ce qua été le XXe siècle formellement. Je sais
que beaucoup de gens nacceptent pas le rapport à lémotion
et aux clichés en littérature, alors quils le font
sans aucun problème au cinéma. Cest comme sil
y avait un machisme littéraire : lémotion et les sentiments,
cest bon pour la littérature populaire, cest des trucs
de femme, il faut sen méfier. Alors quau cinéma,
les meilleurs cinéastes ne se posent pas la question.
Le point commun entre tous vos romans, cest le non-dit ?
Oui, mais pour le dire, pas pour le réparer. Plutôt pour
tourner autour, pour le souligner, comme on souligne un corps invisible.
Ça, cest vraiment le propre du roman, cest ce que lhistoire,
la philo ou la sociologie ne peuvent pas faire. Le roman peut montrer
les manques mais il ne sagit jamais pour lui de donner des réponses.
Le roman, cest lart de reformuler les questions.
Extrait
d'un article et entretien par Nelly Kaprièlian,
Les Inrockuptibles, 8 septembre
2009
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