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Chapitre
12
À
ce point de mon récit, vous vous demandez peut-être si je
dis vrai, si je suis vraiment sincère. Car j'ai l'air d'insinuer
que j'avançais allègrement dans la voie de l'apprentissage
du français et que je franchissais sans peine les obstacles qui
se présentaient devant moi... Non, franchement, si je vous donne
cette impression, c'est bien malgré moi ; ce n'est pas du tout
ce que je veux dire. Car tout ne s'apprend pas, tout ne se maîtrise
pas dans une langue, même dans notre langue maternelle. Une langue
étrangère, à plus forte raison, vous restera extérieure,
dans une mesure certes variable, mais fatalement irréductible.
Évidence irréfragable : nous n'occupons que de petits recoins
dans ces immenses demeures que sont nos langues. Ce que je dis ou écris
n'est qu'une certaine façon, maladroite ou inappropriée
quelquefois, d'activer la langue. Bref, il y a des choses qui résistent
à l'apprentissage.
Loin de mon pays, je bénéficiais du bonheur d'être
à l'écoute de la profusion de paroles prononcées
par les Français que je croisais ou côtoyais ; et assez vite,
j'observai qu'ils faisaient un grand usage d'expressions appellatives.
J'avais fait suffisamment d'exercices de version pour savoir que celles-ci
posaient problème lorsqu'il s'agissait de les transposer dans la
langue japonaise comme, par exemple, dans cette phrase toute simple de
Stendhal extraite d'Armance : "Ah ! que je vous plains, mon
cher cousin ! vous me navrez, dit Mme de Bonnivet d'un ton qui décelait
le plus vif plaisir, vous êtes précisément ce que
nous appelons l'être rebelle." Ou encore cette chanson
de Moustaki La Ligne droite qu'il chante en duo avec Barbara :
"Et toi, mon bel amour, dis-moi s'il y a des hommes qui t'ont
rendu la vie un peu moins monotone ? - Oh, mon cher amour, bien
sûr j'ai eu des hommes..."
Mais je ne m'étais pas réellement rendu compte de leurs
fréquentes apparitions dans la réalité vivante du
registre oral. Des appellatifs, les conversations quotidiennes en sont
pleines ! "Tu as raison, ma grande, tu as raison" ; "Quoi,
qu'est-ce que tu dis, mon poussin ?" ; "Ne te fâche
pas, ma poule" ; "Allons, allons, mon vieux"...
Et, à présent, tous les jours, j'entends mon épouse
dire au téléphone à ma fille qui est à Paris
: "Tu es trop fatiguée maintenant. Il faut que tu ailles au
lit, ma bibiche. Ne t'inquiète pas, je te téléphonerai
pour te réveiller. À quelle heure tu veux que je t'appelle,
ma grande ? " En fait, en matière d'expressions
appellatives, nous avions appris dans une de nos toutes premières
leçons de français : "Bonjour, monsieur. Bonjour,
madame."
À Paris ou ailleurs en France, j'arrive à dire par exemple
à ma boulangère sans être inquiété :
"Bonjour, madame. Je voudrais une baguette et deux croissants
au beurre." Quand je reçois un appel téléphonique
de la part d'un vieil ami, j'arrive à dire également sans
être gêné : "Ah, bonjour, Daniel ! Comment
ça va ?" En revanche, ce qui n'arrive pas à sortir
de ma bouche, ce sont justement des phrases comme celles de mon épouse
que je viens de citer et qui sont prononcées par elle aussi naturellement
et aussi spontanément que possible : "Veux-tu un peu de vin,
ma chérie ?" "Ne t'inquiète pas, ma
grande, je t'aiderai." Avec ma propre fille, avec qui il m'arrive
maintenant de converser en français, je n'ai jamais utilisé,
jamais pu utiliser ces formules additives. Ce sont là, diraient
les linguistes sourcilleux, des appellatifs à valeur affective
ou hypocoristique. Ce n'est ni un obstacle phonatoire quelconque ni la
difficulté liée à des traits syntaxiques particuliers
qui m'empêchent de procéder à ce type d'insertions.
Je dirai qu'en dessous de la surface de la langue, quelque chose qui relève
de la pudeur ou même de la peur me retient.
Est-ce à dire que dans la langue française se trouve inscrite
une façon toute dialogique de créer des liens et que celle-ci,
au même titre que les opérations de calcul mental, constitue
la couche la plus profonde de la langue dont la sédimentation est
presque contemporaine de la formation de l'être parlant ? Inversement,
dans la langue japonaise, peut-être existe-t-il tout un mécanisme
d'évitement de la confrontation dialogique où le je et
le tu s'engagent dans un rapport de permutation constante à
travers l'échange de regards. Le pronom personnel je ne
s'affirme pas en tant qu'invariant transcendant toute situation particulière
: en endossant plusieurs formes différentes en fonction de la figure
de l'interlocuteur (position sociale, sexe, etc.) et de la situation d'énonciation,
le je japonais apparaît comme un être multiforme, une
succession d'êtres ou comme une sorte de joker qui n'a pas
de valeur intrinsèque. Dans les relations conjugales ou dans les
rapports qu'entretient un père avec son enfant, la symbiose affective
supposée exclut l'utilisation duelle des pronoms je/tu qui
paraît destructrice de la relation fusionnelle. D'où, sans
doute, l'absence d'expressions appellatives et hypocoristiques...
Je pense à certaines scènes du cinéma japonais. Dans
Printemps
précoce ou Début
d'été de Yasujiro Ozu par exemple, on voit souvent
deux personnages non pas l'un en face de l'autre, mais l'un à côté
de l'autre, de telle façon que leurs regards ne se croisent pas
alors qu'ils sont dans une situation d'interlocution. Dans un temple zen,
deux hommes assis sur le bord du large couloir ouvert dans toute sa longueur
et donnant en plongée sur le vaste jardin de pierres : ils échangent
quelques paroles insignifiantes, tout en regardant le spectacle du vide
offert devant eux... Un homme et une femme côte à côte,
sur le quai d'une gare en banlieue tokyoïte, dans l'attente de l'arrivée
d'un train : ils regardent le ciel et s'adressent des banalités
sur la pluie et le beau temps... De la relation fusionnelle où
l'individu a du mal à se constituer en sujet autonome à
la confrontation dialogique, il y a un monde.
Apprendre le français, s'installer et demeurer dans cette langue,
y accéder à la parole, c'est faire l'expérience à
la fois grisante et périlleuse de ce passage. Et sans doute faut-il
penser qu'entravé par le noyau dur de ce que je suis d'abord
en tant qu'être parlant japonais, je ne parviens pas à aller
jusqu'au bout de ce passage... Mon incapacité à placer des
appellatifs en est la preuve certaine.
Akira Mizubayashi
Une langue venue d'ailleurs
Gallimard, coll.
L'un et l'autre, 2011 ; Folio,
2013
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