Ithaque
Quand tu
partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties
et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes,
ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route
si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne
se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse. Tu ne
rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune,
si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cur ne les dresse
pas devant toi.
Souhaite que le chemin soit long, que nombreux soient les matins dété,
où (avec quelles délices !) tu pénétreras
dans des ports vus pour la première fois. Fais escale à
des comptoirs phéniciens, et acquiers de belles marchandises :
nacre et corail, ambre et ébène, et mille sortes dentêtants
parfums. Acquiers le plus possible de ces entêtants parfums. Visite
de nombreuses cités égyptiennes, et instruis-toi avidement
auprès de leurs sages.
Garde sans cesse Ithaque présente à ton esprit. Ton but
final est dy parvenir, mais nécourte pas ton voyage :
mieux vaut quil dure de longues années, et que tu abordes
enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce
que tu as gagné en chemin, sans attendre quIthaque tenrichisse.
Ithaque ta donné le beau voyage : sans elle, tu ne te
serais pas mis en route. Elle na plus rien dautre à
te donner.
Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne ta pas trompé.
Sage comme tu les devenu à la suite de tant dexpériences,
tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.
Constantin
Cavafy, Poèmes,
Gallimard, 1958
Traduction de Marguerite Yourcenar
Retour
à Mizubayashi lu en 2022
|