"Lors d'une visite rendue à Buddy, j'avais
trouvé Mme Willard tressant un plaid avec des morceaux de laine
provenant de vieux costumes de M. Willard. Elle avait passé des
semaines sur ce plaid, j'avais admiré les carreaux de tweed, marron,
verts et bleus qui composaient le plaid, mais une fois achevé,
au lieu de l'accrocher au mur comme je pensais qu'elle allait le faire,
elle l'avait jeté par terre pour remplacer le paillasson de la
cuisine. En quelques jours il était souillé, terne, et il
était impossible de le distinguer d'un paillasson ordinaire acheté
pour moins d'un dollar dans n'importe quel Prisunic.
Je n'ignorais pas que derrière les roses, les baisers, les soupers
au restaurant que les hommes déversent sur une femme avant de l'épouser,
ce qu'ils souhaitent réellement une fois la cérémonie
achevée, c'est qu'elle s'écrase sous leurs pieds comme le
plaid de la cuisine de Mme Willard.
Ma mère m'avait raconté que dès qu'ils avaient quitté
Reno pour leur lune de miel - mon père ayant déjà
été marié avait dû demander le divorce - mon
père lui avait dit : "Enfin ! Quel soulagement ! Maintenant
on va cesser de jouer la comédie et enfin être nous-mêmes
!" - à partir de ce jour, ma mère n'avait plus connu
une minute de liberté.
Je me souvenais aussi de Buddy Willard affirmant de sa voix sinistre et
assurée qu'une fois que j'aurais des enfants, je me sentirais différente,
je n'aurais plus envie d'écrire des poèmes. J'ai donc commencé
à croire que c'était bien vrai, que quand on est mariée
et qu'on a des enfants, c'est comme un lavage de cerveau, après,
on vit engourdie comme une esclave dans un État totalitaire."
Sylvia
Plath
La cloche de détresse, chapitre
VII
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