"L'Ancêtre selon Saer", trad. Google et Claire Boniface de l'article
"El entenado según Saer", El Broli Argentino, 27 février 2000

"Ce qui m’a incité à écrire L’Ancêtre fut le désir de bâtir un récit dont le protagoniste ne soit pas un individu mais un personnage collectif. Dans le projet original il n’y avait pas de narrateur : il s’agissait de différentes conférences d’un ethnologue sur une tribu imaginaire. Mais un jour, lisant L’Histoire de l’Argentine de Busaniche, je suis tombé par hasard sur les quatorze lignes qu’il consacrait à Francisco del Puerto, le mousse de l’expédition de Solís, que les Indiens gardèrent pendant dix ans et qu’ils libérèrent lorsqu’une nouvelle expédition arriva dans la région. L’histoire me séduisit immédiatement et je décidai de ne plus rien lire sur son cas pour pouvoir imaginer plus librement le récit. Tout ce que je conservai fut la trame que laissaient entrevoir les quatorze lignes de Busaniche. Le reste est pure invention.

En fait, le projet initial a été assez altéré, puisque le narrateur finit par occuper une place presque plus importante que celle du personnage collectif (la tribu), peut-être parce que, de ce dernier, j'ai délibérément cherché à atténuer les caractères individuels au maximum. Le problème avec le narrateur à la première personne est qu'il peut devenir omniprésent, puisque c'est lui qui sélectionne et organise les événements, et du fait de la médiation, le personnage collectif perd peut-être un peu d'évidence et de proximité.

Après Cicatrices, El limonero real et Nadie nada nunca - après les deux derniers surtout - L'ancêtre présente un aspect plus classique, ce qui à mon sens n'est qu'apparent. Il est vrai que les trois romans précédents, du fait de ruptures narratives, ont essayé de travailler avec des structures spatio-temporelles plus complexes, mais dans L'ancêtre, les problèmes de ces premiers livres sont en quelque sorte intégrés à la perception du monde que j'imaginais pour les Indiens, mais également le temps et la structure générale de l'histoire sont déformés, bien que discrètement. La durée des événements est inversement proportionnelle à celle des différents passages qui s'y rapportent. L'orgie et les premiers jours du narrateur chez les Indiens occupent une soixantaine de pages ; les dix années suivantes, huit ou neuf pages, et les cinquante autres années (le narrateur raconte l'histoire soixante ans après les événements) une vingtaine de pages. Au bout d'un certain moment la narration proprement dite s'arrête, et commence ce que l'on pourrait appeler une description diachronique de la tribu, après quoi le livre se termine par trois récits qui n'ont pas d'ordre logique ou chronologique : les jeux des enfants, l'Indien mourant et l'éclipse.

Tout cela peut sembler secondaire, mais à mon avis ça ne l'est pas (en tout cas pour la façon dont je conçois le travail narratif). Sans ces variations structurelles, l'histoire ne serait armée que d'une forme linéaire, qui a priori n'est pas en soi criminelle, mais qui, à mon sens, est moins apte à dépeindre les relations complexes qui existent entre le temps, l'espace, la perception, la conscience, etc., et qui sont la condition nécessaire de toute narration, orale ou écrite, littéraire ou pratique, vraie ou fausse, qu'il s'agisse d'une plaisanterie, d'une anecdote, une information, un reportage, un roman ou une épopée. La narration linéaire, modèle immuable, ne peut évoquer cette complexité (si vous voulez vraiment le faire, car opter pour le récit linéaire relève peut-être d'une conception naïve de l'essence et de l'ordre des événements) que de manière discursive, ce qui est certes légitime, mais pour mon propre travail cela m'intéresse moins. Il n'est pas un seul grand narrateur du 20e siècle qui n'ait opté pour la complexité formelle de ses récits, au lieu de se rabattre sur la linéarité, et je crois que cela ne vaut pas la peine de prouver une fois de plus que le sens d'une œuvre d'art est immanent à la forme. En étudiant assidu, sans savoir à ce jour si j'obtiendrai ou non le diplôme correspondant, je n'ai rien fait de plus que d'essayer d'imiter ces narrateurs.

Derrière l'apparente fluidité narrative, il a déjà donc une intention plus élaborée, et bien que L'ancêtre soit peut-être celui de mes livres qui a suscité le plus de traductions, d'études et de commentaires, il a souvent été loué pour être une histoire linéaire ou, pire encore, un roman historique, ce qui confirme la belle remarque de Lacan selon laquelle l'insulte est inévitablement incluse dans l'éloge.

Quant au genre lui-même, le récit primitif des Indes, qui a donné tant de textes admirables, a été pertinemment évoqué à propos de ce récit, parmi lesquels se distingue le livre de Hans Staden, que j'ai lu en italien, car je l'ai trouvé par hasard dans une librairie d'occasion de la Via del Corso, à Rome, à l'époque où je planifiais le roman. Concernant la prose, on m'a présenté un problème similaire à celui qui découlait de la structure : donner une illusion de simplicité, imitée de ces histoires qui débordent de fraîcheur, tout en introduisant le problème qui m'intéressait dans le récit discours. En d'autres termes, simuler "l'ingéniosité épique" dans une histoire aux prétentions vaguement philosophiques.

Concernant les Indiens Colastinés, je dois dire que dans les traités spécialisés, seul leur nom apparaît, dans la longue liste des tribus régionales qui habitent les environs du fleuve Paraná. Certains auteurs les rapprochent du Tobas, ou de certains groupes installés plus à l'ouest, à l'intérieur, par Santiago del Estero et même au-delà, mais toujours égarés dans une liste qui n'en indique aucun trait distinctif. Cet anonymat les transforme en matériau idéal pour une fiction ; ils peuvent être mieux utilisés que les Incas, les Mayas ou les Aztèques, peuples qui, à cause de leur aura, sont trop romanesques pour faire l'objet d'un roman.

Ce flou des Indiens Colastinés, si persistant dans les textes, cesse d'être valable lorsque le nom est incorporé dans une réalité plus nette : quelque sept ou huit kilomètres à l'est de Santa Fe, dans une étendue de terre entourée d'un réseau de rivières presque sans fin, cours d'eau, ruisseaux, il y a deux endroits différents, distants l'un de l'autre d'une lieue environ, appelés respectivement Nord et Sud Colastiné. J'ai vécu à Colastiné Norte pendant six ans, il y a déjà presque quatre décennies. A cette époque, c'était un endroit plutôt pauvre, vide et sauvage, à deux pas de la rivière du même nom. Aujourd'hui, c'est devenu une banlieue reculée, où le prix des terrains non inondables a pas mal augmenté et où abondent les petits restaurants dont les grillades ne sont allumées que le week-end.


Voix au chapitre a programmé L'ancêtre en mars 2022
http://www.voixauchapitre.com/archives/2021/saer.htm