LITTÉRATURE
"Écrire
pour ne pas trop agir sur Le Mage du Kremlin de Giuliano
da Empoli" AOC,
21 juin 202 Par Aurélie Filippetti Giuliano da Empoli nous avait habitué·es à lessai politique, à lanalyse des mécanismes du pouvoir. Son premier roman, Le Mage du Kremlin, à propos dun certain Baranov, éminence grise à Moscou, déconcerte quelque peu. Cest quen Russie, littérature et politique sont en confrontation permanente. Mais écrire un roman plutôt quun essai, cest renoncer à lillusion englobante de lanalyse, cest préférer le pas de côté à la position du surplomb, cest ouvrir des questionnements et des failles sous les pas du lecteur plutôt que de lui asséner une univocité écrasante. Il y a un malentendu autour du Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli. Ce livre dont le personnage principal est inspiré de Vladislav Surkov, éminence grise fracassante de Poutine, passe pour un livre dactualité. Bien sûr il y est question de pouvoir, de Kremlin, doligarques et de dictateur, divresse de conquête et de stratégie de communication, délimination dopposants, bien sûr on y lit lun des plus amusants portraits de Bill Clinton et de son fou rire plus humiliant pour le moral russe que cinquante F35, des rappels sur ce que furent les années 90 en Russie et sur leffondrement de la confiance dun peuple habitué à tout sauf au pouvoir délétère de largent qui envahit alors la grisaille des existences tchekhoviennes avec la brutalité dun tsunami dans une cerisaie. Bien sûr ce roman est aussi une formidable tentative de réponse à la question : comment un aussi grand peuple, si amoureux de culture, de littérature, si sensible dans son rapport à lart, en arrive à éprouver de la nostalgie pour Joseph Staline et à sen remettre à un Poutine, et comment ce Poutine passe du statut de sombre fonctionnaire des services à despote inébranlable. Bien sûr lon avait oublié la scène danthologie du labrador de Poutine bavant aux pieds dune Angela Merkel terrifiée, et tout est dit là de la manière dont ladversaire est considéré par le pouvoir russe comme un jouet à manipuler. Évidemment, lauteur excelle à analyser les mécanismes du pouvoir à lépoque moderne, lui qui en a été lun des analystes les plus précis dans ses différents essais, et lun des acteurs à lépoque où il conseillait certains responsables politiques italiens. Mais si Giuliano da Empoli choisit pour la première fois la forme romanesque, cest que son dessein est plus ample. Cest une interrogation sur le sens du pouvoir. Et sur sa propre fascination pour celui-ci. Comme Flaubert disait Madame Bovary cest moi, da Empoli pourrait écrire : Baranov cest moi, cest nous. Quallons-nous chercher dans la proximité avec le pouvoir, quelle ivresse de lexistence, quel divertissement plus fort que nimporte quel autre ? Pourquoi y a-t-il des dictateurs, et pas seulement en Russie ? À quels besoins profonds, impérieux, daliénation volontaire, consciente ou pas, cette pulsion morbide obéit-elle ? Ce nest quune ironie de lhistoire qui plairait sans doute beaucoup à Baranov-Surkov lui-même, puisquil illustre lun de ses principes de communication : toujours donner limpression que lon est soi-même à lorigine des événements. Se laisser attribuer, même à tort, tous les pouvoirs et toutes les cruautés. Déstabiliser ladversaire par le doute permanent, soutenir autant les mouvements dopposition à Poutine que les mouvements didolâtrie, organiser la désinformation en Occident et simultanément le faire savoir, brouiller les pistes pour déstabiliser ladversaire. Tout cela pour quin fine, selon le mot dHannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat nest pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité dagir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. » Ce roman étonnant, dialogue entre deux ombres, celle du narrateur et celle du conseiller, nest réinteprété comme un livre danticipation de la guerre en Ukraine que parce que la brutalité du réel la percuté. Cest quil visait juste, me direz-vous, que son refus de tout réalisme permettait justement datteindre une précision dans lanalyse que seule la littérature autorise, puisque le réel comme disait Lacan, cest là où lon se cogne. Cest pourtant passer un tant soit peu à côté dune uvre bien plus ambitieuse et originale, sorte de méditation sur la solitude dont le pouvoir ne vient que temporairement peupler labîme. Ce roman est bien une méta-analyse du storytelling de lautocrate à travers les yeux de son spin doctor, retiré du monde et du pouvoir. Si ce roman établit une règle, cest quen Russie plus quailleurs règle limprévu. Sans la guerre en Ukraine, ce roman aurait été lu pour ce quil est : de la vraie littérature. Celle qui nous donne un vertige profond lorsquelle éclaire sous un autre jour des événements omniprésents dans les médias. Or ce qui nous échappe à la lecture de la presse, cest la compréhension des origines, non pas seulement dun point de vue psychologique. Puisque non, Poutine nest pas « fou ». Que nous dit son comportement, sa communication si antithétique avec celle des responsables occidentaux ? Ce roman est donc bien une méta-analyse du storytelling de lautocrate à travers les yeux de son spin doctor, retiré du monde et du pouvoir. Notre rationalisme nous pousse à chercher des clefs, des explications. Comme si Poutine était à la recherche de quelque chose quil nous suffirait de saisir pour deviner ses desseins et y répondre. Comme si, par exemple dans la guerre en Ukraine, la victoire était son objectif. Nous avons oublié un peu vite que la Russie est le pays du mensonge déconcertant. Cru un peu rapidement que lultralibéralisme économique sauvage des années 1990 qui succéda à la Chute du Mur était une victoire définitive de lOccident acclamée par le peuple russe. Ce que montrent politiquement les autres ouvrages de da Empoli, cest quà faire limpasse sur la question du sens, la politique en Occident sest perdue. Et que les forces démocratiques ont laissé un immense espace de (re-)conquête à lextrémisme rebaptisé populisme. Ainsi dans ses précédents essais, lauteur explorait le populisme technologique du mouvement 5-Étoiles en Italie ou la naissance du trumpisme avec Steve Bannon. Ici cest le totalitarisme achevé, presque dans son stade ultime, auquel il nous confronte. Mais parce quil a choisi la forme romanesque et non celle de lessai, il y est question dautre chose aussi. Au fond à quoi sommes-nous confrontés quand nous sommes face au pouvoir absolu ? Quelles pulsions morbides réveillent en nous les dictateurs ? Da Empoli a déjà beaucoup écrit sur les « ingénieurs du chaos », ces conseillers de lombre qui concourent aux desseins les plus faustiens. Qui senivrent de cette illusion terrible, celle de pouvoir faire et défaire les rois ou les empires, sans jamais apparaître au grand jour, sans jamais devoir rendre de comptes, dune manière ou dune autre. Inconnus du grand public et donc protégés. Mais tout entiers dans la main de ceux qui les font rois. Ils font leur propre maître, leur donnent le pouvoir qui les détruira, et le sachant ils persévèrent dans leur pacte faustien avec le pouvoir. Aider quelquun à conquérir un pouvoir quasi absolu cest être certain quun jour il vous fera payer le prix de lavoir connu ayant besoin de votre aide. Et pourtant tous les tyrans, on peut dire avec La Boétie, « ils ne sont forts que parce que nous sommes à genoux ». Ainsi ce livre sinterroge à la manière du Discours de la servitude volontaire : pourquoi les Russes considèrent-ils que le plus grand personnage de leur histoire est Staline, non pas en dépit mais finalement grâce à tous les crimes dont il a été coupable ? Pourquoi est-il possible quun fonctionnaire fade et médiocre se transforme par un coup de force et une phrase (« aller chercher les terroristes jusque dans les chiottes ») en despote absolu ? Quest-ce que cela dit, non pas des seuls Russes mais des êtres humains, animaux politiques, en général ? Cest donc bien dun roman quil sagit car il y est question de la vie, de lamour, de la mort, du temps qui passe et qui ne se rattrape guère, de livresse de puissance et de lassèchement profond de toutes les qualités humaines les plus évidentes provoqué par lexercice du pouvoir, des vapeurs dalcool dans lesquelles il convient de noyer les vertiges existentiels et les chagrins damour en bref de labsurdité de la vie un peu partout sur Terre mais plus encore en Russie, car « quand les choses vont mal, elles y vont encore plus mal quailleurs ». On y apprend également beaucoup de choses sur Poutine et son rapport aux oligarques (après larrestation de Khodorkovski : « Cest amusant quils ne soient appelés les oligarques quen Russie et pas en Occident, car il ny a quen Occident que deux ou trois milliardaires sont au-dessus des lois »), sur lannée 1999 où dans la succession de premiers ministres instables Poutine fut choisi par Berëzovski comme celui sur qui il allait miser. Mais ce que Berëzovski na pas su prévoir, dans sa fatuité, cest le kairos. Le moment opportun qui fait les hommes et femmes de pouvoir. Celui que Poutine sut reconnaître en 1999 : après lexplosion de plusieurs immeubles dhabitations, attribuée à des attentats tchétchènes, il devint lhomme fort par un discours, par une parole dautorité, qui lui permit, selon les mots de Baranov-Surkov, de « restaurer la verticale du pouvoir », et affirmer aux Russes quil y avait de nouveau « quelquun » dans le Palais dIvan le Terrible. Après une décennie folle où le seul maître était le Veau dor, le dieu dollar, on pouvait sécrier « Ecce homo » : un homme en gris, lhomme du gris, aucun charisme, aucune prédisposition apparente à devenir le nouveau Maître, sauf une pointe dironie dans la bouche et une dureté passagère dans le regard. Un homme sans qualités et semblant sans surprise. Un être qui pourrait devenir le réceptacle le plus parfait du pouvoir le plus absolu avant celui de lordinateur. Il est toujours question de la Russie dans la littérature russe. Et il est toujours question de confrontation à la littérature dans la politique russe. Toutefois, sil est certains romans où la littérature nest invoquée que pour parler dhistoire ou de politique, celui-ci est au contraire un récit où la politique nest quun prétexte qui mène à la vraie littérature, cest-à-dire à la métaphysique. Comme le dit Baranov à Kasparov, « de tous les jeux, la politique est, pour les professionnels, le seul jeu qui vaille la peine dêtre joué ». Et comme tous les jeux, la politique relève dune dimension pascalienne, celle du divertissement face à labsurdité de lexistence humaine. Ce sens de labsurde a nourri limmense littérature russe dune confrontation permanente à la question du nihilisme. Et à ce nihilisme, il est une seule réponse politique en Russie, celle de lobsession nationale : quest-ce que la Russie ? quest-ce quêtre russe si ce nest sinterroger sans trêve sur son propre pays ? Que ce soit le vide existentiel de Tchékhov, la mystique de Dostoïevski, lhéroïsme épique de Tolstoï ou le comique absurde de Gogol, il est toujours question de la Russie dans la littérature russe. Et il est toujours question de confrontation à la littérature dans la politique russe : « Ce que le poète réalise en imagination, le démiurge prétend limposer sur la scène de lhistoire mondiale » écrit le narrateur. Cest dailleurs la raison pour laquelle Le Mage du Kremlin se déroule en grande partie dans une bibliothèque. Au cur de la résidence où lancien conseiller Baranov sest réfugié pour regarder grandir sa fille. Le roman est lui-même une mise en abîme dautres livres, de Gogol à Limonov, de Tolstoï à Dostoïevski, il est une oscillation entre la littérature comme intertexte avec dautres livres et la réflexion sur la politique comme récit. Mais cest surtout au grand roman dEvgueni Zamiatine, Nous, merveilleux roman danticipation politique paru en 1922, que se confronte Giuliano da Empoli. Pendant des décennies Nous (ou Nous autres) a été lu comme une prescience géniale de ce que serait le stalinisme dont finira par être victime lauteur. Mais, cent ans plus tard, il peut désormais être relu comme une prémonition de notre société algorithmique et transparente. Dans le roman de Zamiatine, le vote nest plus secret : pourquoi le vote serait-il secret puisque nous navons rien à cacher, et aucune raison de ne pas voter pour notre Bienfaiteur ? sinterroge-t-il. Le dictateur y est vu comme le brouillon inachevé de lordinateur, létape précédent le pouvoir réellement absolu qui sera celui de la machine. « Le fascisme, écrivait Guy Debord dans La Société du spectacle, est un archaïsme techniquement équipé. » Enfin ce roman est aussi un livre damour, une lettre dun père à sa fille, car Baranov naspire à rien dautre quà ce « pari le plus fou » : accompagner sa fille à lécole le matin. Au moment où la politique se dissout et disparaît tout entière dans le récit, la narration, la mise en scène narcissique du moi, où le propos se soumet à la dictature du signe, où la parole disparaît sous lémotion, la réflexion sous lindignation, et la capacité dabstraction sous limpulsion, écrire cest renoncer à mal agir, à trop agir. Et écrire un roman plutôt quun essai, cest renoncer à lillusion englobante de lanalyse, cest préférer le pas de côté à la position du surplomb, cest ouvrir des questionnements et des failles sous les pas du lecteur plutôt que de lui asséner une univocité écrasante. Cest pourquoi ce beau roman sur la folie totalitaire est aussi un merveilleux roman damour, un « toast aux sentiments passagers », qui sont, comme chacun sait, les plus inoubliables. Maïakovski, dont les poèmes déplaisaient au despote, contournait la censure en écrivant « un nuage en pantalon », rappelant la force supérieure à toutes les tyrannies de la poésie, qui peut invoquer sans jamais la nommer la dictature quelle surplombera toujours. Écrire un nuage en pantalon, cest une manière de nommer le Mal. Ici ce nest pas à la censure que nous échappons par la forme romanesque, mais à laffadissement des images dactualité qui nous collent à un présent hypnotique. Ce roman nous laisse égarés, perdus, fascinés par un vertige dinterprétations et doutant du vrai et du faux. Un véritable roman russe. Giuliano da Empoli, Le Mage du Kremlin, Gallimard, avril 2022, 280 pages. Aurélie Filippetti ÉCRIVAINE ET ENSEIGNANTE, PROFESSEURE AGRÉGÉE À SCIENCES PO, ANCIENNE MINISTRE DE LA CULTURE |
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au chapitre a programmé Le Mage du Kremlin en février
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