Lübeck, le rococo protestant
Le Monde, 16 mai 1992

En 1976 la réunification allemande redonne de l'air à l'ancienne ville hanséatique, où la marque de Thomas Mann et des siens demeure forte même si les jeunes ne lisent plus guère Doktor Faustus.
Le plus souvent, le voyageur pénètre dans Lübeck par la porte de Holstein, qui forme un ensemble avec les greniers à sel. Il ne prend pas garde à l'inscription "romaine", et immodeste, apposée sur cette forteresse peu avant la naissance de Thomas Mann : S.P.Q.L. (Senatus Populus Que Lubicensis). Ces quatre lettres résument pourtant la cité et ses aspirations déçues.
Puis, abordant l'île fluviale où se dresse le vieux Lübeck, le voyageur découvre les clochers tutélaires, ces grands hennins verts qui règnent sans partage sur le ciel et la ville. Au nombre de sept, ils semblent restés tels que sur les estampes. L'église Sainte-Marie était fréquentée par le Conseil des échevins (le futur Sénat, justement) ; avec la complicité d'artisans français, ces magistrats l'élevèrent plus haut que la cathédrale, pour faire la nique à l'évêque ; lequel, dégoûté, transporta sa résidence à la campagne. On ne saurait s'étonner qu'un peu plus tard les sept clochers soient devenus luthériens. Revanche posthume du prélat : par suite d'un mouvement de terrain, certains des sept font aujourd'hui une concurrence discrète à la tour de Pise.
Vues de près, ces hautes églises tout en briques sont austères, intimidantes. Entrons quand même. Surprise ! À l'intérieur se déploie une sorte de baroque, voire de rococo protestant, voulu par les bourgmestres pour leurs orgueilleux tombeaux. Il n'y manque ni les angelots ni les têtes de mort, à la mode italienne ou bavaroise. Mais, le dimanche, avant d'officier, les pasteurs mettent des collerettes tuyautées, comme au temps des guerres de Religion.
Avant de devenir la paroisse de la famille Mann, Sainte-Marie fut celle de Dietrich Buxtehude, qui tint ses orgues pendant une quarantaine d'années. Le jeune Jean-Sébastien Bach y vint à pied de sa Thuringe natale, afin de bénéficier de l'enseignement du maître. Hélas, il dut bientôt repartir, car il ne voulait pas épouser la fille de celui-ci !
Plus encore que les églises, ce sont les pignons à degrés qui font la fierté de Lübeck. En brique eux aussi, raides comme la vertu, les plus caractéristiques datent du seizième siècle, et atteignent couramment cinq étages : devant l'église Saint-Pierre, rue des Fondeurs-de-Cloches, rue des Chiens... À présent, c'est parfois une immigrée en costume turc que l'on aperçoit sur le seuil.
Il existe une civilisation du pignon. Au lieu de s'étirer le long de la rue, la maison lui présente son extrémité, criblée d'ouvertures qui permettent de remplir ou de vider aisément les greniers. Les installations commerciales et les pièces de réception se trouvaient sur le devant, les chambres loin derrière. L'une de ces demeures, où se rencontraient les marins venus de tous les coins de la Baltique, est aujourd'hui convertie en restaurant. Vous pouvez y déguster votre sole au lard, tandis que de grosses maquettes de bateaux anciens se balancent au-dessus de votre tête.
Les artisans logeaient plutôt dans des maisons de poupées, alignées le long des remparts, ou sur de longues cours étroites. Souvent insalubres au temps de Thomas Mann, ces lieux sont devenus pimpants, et abritent des retraités (les jeunes ménages, eux, vivent en banlieue). Chaque locataire met son point d'honneur à garnir ses fenêtres de plantes vertes, dont c'est surtout le passant qui profite, car un rideau les sépare du reste de l'habitation.
Au dix-huitième siècle, les pignons se sont ornés de volutes, se sont parés de couleurs tendres. La maison de la famille Mann, face à Sainte-Marie, porte même deux femmes sculptées en des poses nonchalantes : l'Abondance et la Fuite du temps. Jamais l'une sans l'autre. C'est un avertissement, que le constructeur a complété par deux mots inscrits au-dessus de la porte : Dominus Providebit (Dieu nous a pourvus).

Lorsque Thomas vient au monde, en 1875, Lübeck est encore une ville libre. Elle le restera, sur le papier, jusqu'en 1937. Mais elle a dû abandonner au jeune Empire allemand les marques de sa souveraineté : sa monnaie, ses timbres, son pavillon maritime.
Papa Mann est consul des Pays-Bas, et surtout sénateur, chargé des finances de la ville. Un adjoint au maire ? Davantage, car Lübeck cumule les compétences d'une commune et celles d'une province. Au surplus, le père de Thomas préside une compagnie de chemin de fer créée à l'initiative du Sénat. Les affaires publiques le dévorent, il néglige sa famille, et même son entreprise, spécialisée dans le négoce international des grains.
Sur ce fond de respectabilité bourgeoise, une touche exotique et dangereuse. En cette période d'intense émigration allemande, un commerçant de Lübeck a fait fortune au Brésil, épousé la fille d'un planteur. Issue de ce mariage, Julia Da Silva Bruhns convole avec le consul Mann et donne le jour à cinq enfants, dont Thomas - ainsi doté d'un quart de sang brésilien auquel il tient beaucoup. Dans sa nouvelle Tonio Krger, la plus gracieuse peut-être de ses œuvres, il oppose le tempérament artiste et le physique méridional du héros à la solidité baltique de son ami Hans.
Habillés en marins d'opérette, les fils Mann descendent au galop les rues aristocratiques, traînent sur les quais, où les derniers navires marchands à voiles ont débarqué le vin de France et les barres d'acier de Suède, avant de charger, en contrepartie, les tonneaux de harengs saurs. À vrai dire, l'odeur de Lübeck est aussi celle de la décadence. Pesant héritage que celui de l'ancienne "reine de la Hanse", métropole de soixante-dix cités. Au Moyen Age, les marchands de Lübeck poussaient d'un côté jusqu'à Lisbonne, de l'autre jusqu'à Novgorod, augmentée d'un quartier hanséatique. La flotte de la Hanse était assez puissante pour ravir Copenhague au roi du Danemark. Lübeck avait atteint le chiffre faramineux pour l'époque de quarante mille habitants, qu'il lui fallut beaucoup de temps pour retrouver.
A partir du seizième siècle, en effet, le commerce de la Hanse décline peu à peu au profit des Hollandais. La ville parvient à se tenir à l'écart de la guerre de Trente Ans en payant les différents belligérants ; mais le commerce de toute la région est ruiné. Au dix-huitième, Lübeck connaît un regain économique dont témoignent les produits de l'artisanat, notamment de colossales armoires. Mais Hambourg l'a supplantée, définitivement.
En 1806, Lübeck se trouve entraînée bien malgré elle dans la guerre franco-prussienne. Les troupes de Napoléon enlèvent la place : trois heures de combats, trois jours de pillage. À Paris, une rue de Lübeck (aujourd'hui dans le seizième arrondissement) immortalise ces "hauts faits". Après quoi, la ville devient, pour sept ans, une sous-préfecture du département français des Bouches-de-l 'Elbe... Sa bourgeoisie ne semble pas avoir gardé trop de rancune aux occupants, car son langage, tel que Thomas Mann nous le restitue, resta émaillé d'expressions françaises.

L'enfance indolente du futur écrivain prend fin sur un coup de tonnerre : la mort du père. Officiellement, une infection du sang. Selon une biographie récente, il pourrait s'agir plutôt d'un suicide, causé, entre autres tracas, par les infidélités de sa femme. Et aussi, peut-être, par une tendance destructrice, à laquelle succomberont plus tard les deux filles du sénateur, ainsi que deux de ses petits-fils.
Obéissant à l'étrange testament du défunt, la veuve liquide les possessions familiales. Puis, pour échapper aux bavardages, elle s'enfuit le plus loin possible, à Munich - capitale qui lui offre en plus une vie culturelle brillante, inconcevable à Lübeck. Elle continue cependant à se faire appeler Frau Senator. Âgé de seize ans, Thomas a été laissé en pension dans sa ville natale. Mais il dédaigne de poursuivre ses études jusqu'au baccalauréat, et rejoint bientôt sa mère (ce qui n'empêchera pas le Sénat, plus tard, de le nommer professeur émérite).

Quelques années encore, et Thomas revient en visite. Il se documente pour un grand roman lübeckois, allant jusqu'à s'enquérir des menus de fête de ses grands-parents. Mais il porte un costume trop élégant, à la mode de Munich. Croyant avoir affaire à un escroc, la maréchaussée lui met la main au collet.
Sous-titrés "Chute d'une famille", les Buddenbrook racontent la saga de la tribu Mann, à peine modifiée. Écoutons par exemple ce retour au calme, après une scène de famille : "La vaste et vieille demeure restait claquemurée dans le silence et l'obscurité. L'orgueil, l'espoir et la peur s'étaient apaisés, tandis que la bruine tombait dans les rues tranquilles, et que le vent tournait autour du pignon en sifflant."
Saignée par de mauvais gendres, oublieuse des vertus bourgeoises, la dynastie tombe peu à peu en déliquescence. Le dernier de la lignée, le fragile Hanno, n'aime que la musique, et se laisse mourir avant d'avoir atteint l'âge d'homme. En somme, Thomas a tué son double, afin de pouvoir vivre. Et ce meurtre lui procure la gloire, à vingt-sept ans. Même si des œuvres postérieures peuvent paraître plus marquantes, les Buddenbrook resteront le plus lu de ses romans, et ce sont eux qui retiendront l'attention des jurés du prix Nobel. Mais un oncle attaquera dans la presse locale "ce triste oiseau qui a souillé son nid".
Après cette publication, Thomas reste attaché à la ville de manière indissoluble ; il y reviendra neuf fois encore - toujours en coup de vent.
Heinrich Mann, le frère aîné, et rival, règle lui aussi ses comptes avec elle. Son roman Professor Unrat ("Professeur Ordure"), dont on tirera le film l'Ange bleu, caricature un enseignant de Lübeck, qui finit dans une boîte à matelots.
Avec Mort à Venise, Thomas traite en apparence un tout autre sujet. Mais il a lui-même reconnu les analogies hanséatiques - les canaux, les demeures patriciennes, une certaine qualité de déclin. Et le Lido, où les estivants doivent s'abriter du vent, n'a pu que lui rappeler la plage de Travemunde, l'avant-port de Lübeck, où sa famille passait les vacances. S'il y revenait, il détesterait le gratte-ciel solitaire surgi du sable gris ; mais il aimerait les grands transbordeurs arrivant de Scandinavie. Et les cygnes, présents depuis le Moyen Age, se promènent toujours sur la chaussée, contraignant les voitures à des embardées.

Oubliée par la révolution industrielle, Lübeck est, à la veille de la dernière guerre, l'une des anciennes cités les mieux préservées de l'Europe du Nord. Le 29 mars 1942 (dimanche des Rameaux), le feu du ciel s'abat sur elle. Arrachées, les sept flèches (mais les tours elles-mêmes, malgré leur inclinaison, sont sauvées par leur masse). Crevées, les voûtes vénérables. Brûlée à jamais, la fresque de la Danse des morts, qui faisait rêver le jeune Thomas. Fracassées, les cloches de Sainte-Marie, qui avaient tinté pour son baptême, pour sa confirmation (leurs débris sont conservés dans une chapelle, en témoignage). Anéanti, l'hôtel de ville Renaissance, où se tenaient les assemblées de la Hanse. Longtemps, les silhouettes mutilées des grandes églises se dresseront dans les quartiers en ruine, comme une protestation.
Pourquoi cette barbarie ? Lübeck comptait quelques usines d'armement, mais dispersées en de lointains faubourgs. À la vérité, les Britanniques espéraient, en détruisant le plus possible de villes, briser le moral de la population allemande. Il n'est pas sûr que la guerre en ait été abrégée d'un seul jour.
La paix revenue, Lübeck subit une humiliation supplémentaire : contrairement à Hambourg ou à Brême, et malgré dix ans de démarches, elle ne peut retrouver son statut de ville libre. On l'a intégrée, définitivement, à la province du Schleswig-Holstein. Le seul symbole officiel qui lui reste de son passé, c'est l'immatriculation des voitures : au lieu d'un simple L ou d'un LÜ, la plaque porte les initiales HL, Hansestadt Lübeck.

Durant ce temps d'épreuves, Thomas Mann vit en exil, sur la côte de Californie. Il n'a pas tout perdu : la fortune de sa femme lui permet d'entretenir des domestiques, et aussi d'aider des réfugiés. Après la guerre, il reste là-bas, le temps d'achever son roman Doktor Faustus, où l'ineffaçable cité hanséatique apparaît de nouveau, sous un nom d'emprunt. Puis Thomas Mann se fixe de nouveau en Europe. À Lübeck ? Oh non, en Suisse.
Ce n'est qu'en 1953, deux ans avant sa mort, qu'il viendra constater les dégâts subis par la ville de son enfance. Il a affecté une part de ses droits d'auteur à la restauration de l'église Sainte-Marie. Une photo le montre devant la maison de ses grands-parents, Mengstrasse : la façade est encore debout, avec ses allégories de l'Abondance et de la Fuite du temps. Mais derrière, il n'y a plus rien. Écroulées, la salle des colonnes, la salle des paysages, la salle de billard.
Aujourd'hui, la demeure de la Mengstrasse, une construction moderne cachée par l'ancien pignon, est occupée par une banque. Elle porte, non pas le nom de "Maison Mann", mais celui de "Maison Buddenbrook" ; ainsi, le roman est devenu plus vrai que la réalité. Un peu partout, les vieilles bâtisses ont été plus ou moins bien reconstituées. Les secteurs qui avaient échappé au carnage ont été nettoyés. Les grands voiliers - des goélettes de plaisance, désormais - sont revenus s'amarrer aux quais de la Trave. La ville aux sept clochers a retrouvé une bonne part de sa séduction. Longtemps brimée par la proximité immédiate du rideau de fer, son économie semble repartir. Avec sa banlieue, Lübeck frôle les deux cent cinquante mille habitants, dont une petite minorité vit encore dans l'île historique.

Un regret, quand même : aucune rue, aucune place du centre de la cité ne porte le nom de Thomas. Le libraire voisin de la place du Marché avoue que les jeunes ne lisent plus tellement ses œuvres, sauf obligation scolaire. Sa famille ? Il ne subsiste plus, en ville, que de lointains cousins. Mine de rien, Lübeck essaie d'oublier cette encombrante famille Mann, si follement douée - quatre écrivains majeurs, en deux générations, - mais hantée par l'inceste, l'homosexualité et le suicide.
Lübeck préfère se souvenir de la Hanse.


Voix au chapitre a programmé Thomas Mann pendant l'été 2022
http://www.voixauchapitre.com/archives/2022/mann.htm