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L'enterrement
de Joseph Roth à Thiais
Blanche
Gidon, sa traductrice et amie, était
présente :
Le 30 mai,
plusieurs mois avant la date fixée par lui, ses amis accompagnaient
au cimetière de Thiais "le plus grand poète en prose
de l'Autriche", mort prématurément en exil, à
l'âge de [presque] quarante-cinq ans.
Certes, si Roth, qui s'est complu maintes fois à décrire
par le menu tant de funérailles, avait pu être spectateur
de son enterrement, il en eût éprouvé fierté
et satisfaction. Toute la cérémonie, dans sa simplicité
austère, eût été à son goût. Et
d'abord, plus éloquente que les discours dont il n'avait pas voulu,
la tristesse visible, sincère, d'une assistance où ne se
voyait pas un seul visage indifférent. Public émouvant,
presque tragique, composé en majeure partie de ces proscrits auxquels
le poète avait prodigué, avec la bonne grâce dont
il ne se départait jamais, ses conseils, ses bonnes paroles, son
argent (quand il lui arrivait d'en avoir) et, chose plus précieuse
que toutes pour un travailleur comme lui, son temps. On apercevait, dans
ce public, des écrivains et des artistes illustres, émigrés
de Vienne, de Prague, de Berlin, des hommes politiques de toutes nuances,
des journalistes. Et aussi des anonymes, de pauvres apatrides, de ceux
qu'il avait lui-même accompagnés un jour dans les bureaux
de la préfecture de police afin d'obtenir pour eux le papier qui
leur permettrait de séjourner en France. À côté
de ces humbles, qui ne pouvaient retenir leurs larmes, on voyait une délégation
de légitimistes autrichiens venus déposer sur le cercueil
de celui dont le nom avait pour eux valeur de symbole des couronnes de
feuillage, cravatées de larges rubans aux couleurs des Habsbourg,
noir et jaune. L'un de ces rubans portait comme inscription un seul nom,
mais qui aurait mis Roth au comble du bonheur : Otto. L'emplacement
de sa tombe aussi aurait plu à notre cher disparu. Tout au bout
du cimetière, à l'endroit où la campagne commence,
elle se trouvait en contact direct avec des prairies printanièrement
fleuries et qui faisaient songer aux vastes plaines polonaises, stridentes
de grillons, que Roth aimait tant à décrire.
Les prières récitées par un chanoine autrichien exilé,
la dernière pelletée de terre tombée, comme nous
nous en allions, un ami de Roth dit : "Quel dommage qu'il n'ait
pas pu assister à cela ! C'est exactement ce qu'il aurait rêvé.
Il ne manquait que la Marche de Radetzky." Ces mots traduisaient
l'impression générale. En effet, comment songer à
Roth sans penser en même temps à la marche célèbre
de son compatriote Johann Strauss, marche dont il a donné le nom
au plus autrichien de ses romans, et dont il a fait comme le symbole musical
de l'Autriche sous François-Joseph.
Régine
Robin, historienne qui n'était
pas encore née, évoque à son tour l'enterrement :
On se souvient
de l'incroyable scène de l'organisation des funérailles
de Joseph Roth, quand chacun voulait l'enterrer à sa façon.
Si bien qu'au cimetière de Thiais le 30 mai 1939, une étrange
scène eut lieu. Des discussions avaient commencé quelques
jours auparavant. On ne pouvait se mettre d'accord sur l'appartenance
religieuse de Joseph Roth, donc sur le type de funérailles qu'il
fallait lui organiser. Les catholiques firent remarquer que, depuis des
années, Roth ne faisait pas mystère de l'être, qu'il
lui arrivait d'assister à la messe. Les juifs tenaient au kaddish,
la prière des morts, et de ce fait à la présence
d'un rabbin. Les émigrés allemands, venus nombreux, rappelaient
qu'autrefois Joseph Roth, qu'on surnommait "le rouge", avait
écrit dans des journaux socialistes et qu'il avait été
très actif dans son exil au sein de la lutte antifasciste. Un représentant
des Habsbourg, par ailleurs, avait fait envoyer une couronne au nom de
la Monarchie : "Au combattant fidèle de la monarchie."
On ne pouvait trouver le certificat de baptême de Roth.
Ce furent de belles empoignades, chacun pouvant prétendre à
la vérité. Roth avait semé cette confusion tout au
long de sa vie : multiple, contradictoire, mythomane.
Il en aurait été de même si on avait eu à choisir
quelle était sa ville. Les uns se seraient prononcés pour
Vienne même s'il n'y a pas vécu longtemps - mais il y est
revenu maintes et maintes fois. C'est là qu'il a fait ses débuts
comme journaliste et c'était la capitale d'un empire de cinquante
millions de sujets, c'est là que résidait l'empereur dont
il n'arrivait pas à se détacher. Vienne, c'était
le cur de cette trans-nation qu'il aimait tant. Pour d'autres, ç'aurait
été Berlin, même s'il l'a fuie dès la fin janvier
1933, dès qu'Hitler a pris le pouvoir. Berlin, c'est la ville où
il s'est véritablement fait connaître comme journaliste,
chroniqueur régulier à la Frankfurter Zeitung, c'est là
qu'il a acquis une formidable notoriété aussi comme feuilletoniste
et comme romancier. Job et La Marche de Radetzky y seront
publiés. Mais il détestait Berlin qu'il voyait comme un
centre d'affaires, sans âme, un enfer industriel, une préfiguration
de ce qu'allait donner la modernité urbaine.
"Vous n'y êtes pas", auraient affirmé d'autres
interlocuteurs. "Sa ville un peu secrète, c'est Prague.
N'a-t-il pas écrit : 'Si je n'avais pas la nostalgie de Paris,
j'aurais la nostalgie de Prague. C'est une ville dans laquelle je n'ai
jamais été chez moi et où à chaque instant
je peux être chez moi. À Prague on n'a pas besoin d'être
'enraciné'. C'est une patrie pour sans-patrie
'"
"Précisément, aurait fait remarquer un autre
participant à la discussion, il parle de Paris comme de la ville
qu'il préférait. Il y est resté de 1933 à
sa mort en mai 1939 (si l'on met à part ses voyages) et il s'y
trouvait bien malgré l'alcoolisme dans lequel il s'enfonçait
et qui le rendait malade, et son éternel manque d'argent."
"Mais avez-vous lu Les Villes blanches, ce manuscrit qu'il
a laissé ?" s'écrierait celui qui serait resté
à l'écart de la conversation jusque-là. "Il
y dit son éblouissement devant les villes de pierre blanche bordant
la Méditerranée comme Marseille, ou proches d'elle comme
Avignon, des villes où on se sent "de l'autre côté
de la clôture", où l'on peut se sentir chez soi."
"Tout cela est bien beau", aurait dit un inconnu qui
s'était tu lui aussi, "mais les seules villes que Joseph
Roth a aimées et si bien décrites, ce sont les petites villes
de Galicie, sa région natale, ces petits shtetlach juifs en voie
de disparition au lendemain de la Grande Guerre. Comment pouvez-vous oublier
ce qui fut l'essentiel à ses yeux ?"
La discussion aurait pu continuer indéfiniment. Comme pour l'enterrement
à Thiais, tout le monde aurait tort et tout le monde aurait raison.
À chacun sa part de vérité, aussi bien celle de l'homme
que celle de l'uvre.
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