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Des
exilés malades de l’Allemagne
La fin de
l’empire des Habsbourg est à la littérature autrichienne
ce qu’est la défaite pour les écrivains sudistes des
États-Unis : un leitmotiv obsessionnel et un thème
romanesque aux implications inépuisables qui a inspiré des
écrivains aussi différents que Musil, Heimito Von Doderer
et Joseph Roth.
Réédité aujourd’hui en France, le chef-d’œuvre
de ce dernier, La Marche de Radetzky, emprunte son titre à
la fameuse marche de Johann Strauss, symbole du lien mystique unissant,
en dépit de toutes les contradictions, les différentes pièces
du puzzle austro-hongrois. À travers la saga de l’ascension
et de la décadence d’une famille : les Trotta, récemment
anoblis, après que l’ancêtre, descendant lui-même
de simples paysans Slovènes, eut sauvé la vie du jeune François-Joseph
sur le champ de bataille de Solferino, ce roman trace le tableau plein
de tendresse nostalgique, mais impitoyable dans sa lucidité, de
l’empire « K und K » à l’heure
du crépuscule.
Cachée sous l’apparente désinvolture, c’est également
une confession désespérée : celle du juif galicien
Joseph Roth, qui, à l’inverse de Franz Kafka, écrasé
par la présence d’un père trop encombrant, passera
sa vie à essayer de combler l’absence du sien.
Lorsqu’il naît en 1894, à Brody, un « schtettel »,
aujourd’hui russe, dont la population juive est si nombreuse que
François-Joseph y aurait déclaré, au cours d’une
visite, comprendre enfin la signification de son titre de roi de Jérusalem,
le père de Joseph Roth a disparu depuis plusieurs mois, enfermé
à la suite d’une crise de démence. De même qu’il
n’hésitera pas, plus tard, à modifier en Szwaby, voire
en Schwabendorf, « colonie allemande » (sic), le
nom de sa ville natale, Roth s’inventera jusqu’à treize
états civils différents, se prétendant avec la même
désinvolture fils naturel d’un comte polonais ou d’un
haut fonctionnaire autrichien.
Pour les juifs galiciens, minorité menacée de toutes parts
par d’autres minorités, l’empire austro-hongrois, avec
son subtil système visant à maintenir à tout prix
l’équilibre entre des nationalités prêtes à
s’entre-dévorer, fait figure de rempart, et l’empereur,
de père lointain mais protecteur. Lorsque s’écroulera,
en 1918, « cette unique patrie possible… pour les
apatrides » (1), Joseph se retrouvera orphelin pour la deuxième
fois.
Un complot pour restaurer les Habsbourg
Si le déracinement constitue le leitmotiv de son œuvre, sa
réaction face à ce drame se traduira dans la vie par une
attitude contradictoire. C’est d’abord un révolté,
un journaliste engagé qui signe volontiers ses articles, en jouant
sur son nom, « Joseph le Rouge » (rouge se dit « rot »
en allemand). À mesure que monte le péril nazi, sa vision
de l’univers tendra, à se réduire à une opposition
manichéenne entre l’Allemagne, assimilée à la
Prusse protestante, symbole de tous les maux, et l’Autriche catholique,
identifiée à l’avènement d’un monde où
les nationalismes seraient abolis. Devenu le partisan remuant de la restauration
des Habsbourg, il n’hésitera pas à s’associer
à un complot visant à expédier à Vienne l’archiduc
Otto dans un cercueil pour l’y faire proclamer empereur.
Les hypothèses les plus diverses : l’alcool, la maladie
de sa femme, enfermée comme schizophrène à partir
de 1929, en attendant d’être liquidée, en 1940,
par les nazis, ont été invoquées afin d’essayer
d’expliquer l’étrange conversion de Joseph Roth. Comparant
sa passion pour l’empire austro-hongrois à la quête
désespérée du « château »
qui caractérise l’arpenteur dans le roman de Kafka, le critique
ouest-allemand Marcel Reich-Ranicki y voit, quant à lui, deux versions
différentes de la même nostalgie, à savoir celle du
juif pour une patrie.
La Marche de Radetzky, transposition sur le plan littéraire
de l’« aberration » politique de Joseph Roth,
démontre que celle-ci, loin de nuire à son talent, l’a
porté au contraire à un épanouissement jamais atteint
jusqu’alors. C’est l’évocation éblouissante,
au fil des pages, de tout un monde disparu corps et biens : chefs-lieux
provinciaux qui ne s’éveillent que le dimanche aux accents
martiaux de la Marche de Radetzsky, univers étrange des confins
orientaux de la double monarchie, avec ses marchands juifs, ses trafiquants,
ses espions et le coassement ininterrompu des grenouilles sur les marais.
C’est une galerie de portraits inoubliables qui défile :
l’austère préfet de l’empire, François
Von Trotta, fils du « héros de Solferino »,
arborant ses longs favoris comme une pièce d’uniforme destinée
à témoigner de son allégeance Indéfectible
à la couronne.
Dans la lignée d’un Stendhal ou d’un Flaubert
Le richissime comte polonais Chojnicki, viveur mélancolique, s’efforçant
d’oublier dans les recherches alchimiques et les beuveries l’approche
inexorable de la fin des Habsbourg. L’empereur François-Joseph
lui-même, pétrifié dans « sa sénilité
glacée, éternelle et effrayante, comme une cuirasse de cristal ».
Mais La Marche de Radetzki est tout autre chose qu’une version autrichienne
d’Autant en emporte le vent. Par la nervosité incisive de
l’écriture, ce conte, écrit par un juif galicien à
la gloire de l’Autriche-Hongrie, s’apparente aux romans français
d’un Stendhal ou d’un Flaubert. À travers l’histoire
des Trotta, Joseph Roth ne s’est pas contenté de régler
son problème personnel en se donnant une généalogie
et un père en la personne de François-Joseph. La réussite
de son roman tient en premier lieu au fait que le drame de la fin des
Habsbourg y accède aux dimensions d’un mythe métaphysique :
celui de la condition humaine dans un monde où Dieu est absent.
En dépit de la protection de l’empereur, intervenant mystérieusement
chaque fois qu’une crise menace la postérité du « héros
de Solferino », une malédiction comparable à
la perte de l’Éden pèse sur les Trotta. En accédant
à la noblesse, ils ont perdu l’innocence de leurs ancêtres
paysans, enracinés dans la terre Slovène. Le préfet,
deuxième de la lignée, réussira à force de
volonté à maintenir le patrimoine familial. Son fils, le
sous-lieutenant Charles-Joseph, est un rêveur, un romantique, un
écorché vif, qui ressemble à Joseph Roth comme un
frère. Poursuivi par la hantise de la mort qui emporte tour à
tour ses amis, il fuira jusqu’à la frontière orientale
de l’empire avant de disparaître, sur le front russe, d’une
mort dérisoire.
Un an après la parution de La Marche de Radetzky, Joseph
Roth fuit, lui aussi, devant la marée nazie pour s’installer
à Paris dans un hôtel de la rue de Tournon, aujourd’hui
disparu. C’est un homme brisé, qui n’a plus comme patrie
que l’écriture, et dont le seul recours est l’alcool.
« Dès que je pose ma plume, écrit-il, je suis
perdu. L’alcool n’est pas la cause, mais une conséquence. »
Après sa mort, en 1939, d’une crise de delirium tremens,
dans une salle commune de l’hôpital Necker, son corps sera
inhumé à Thiais, dans la banlieue parisienne. Pour des raisons
d’économie, on avait dû renoncer au cimetière
de Montmartre, d’abord envisagé. Joseph Roth y eût reposé
auprès d’un autre exilé, malade de l’Allemagne :
Heinrich Heine.
(1) C’est ainsi que Roth qualifie l’Autriche dans une nouvelle
parue en 1935 et intitulée le Buste de l’empereur.
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