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La Marche de Radetzky », deux soirées d'exception,
par Armelle Cressard, Le
Monde, 3 décembre 1995
LA télévision est pleine de surprises. Et quand ces surprises
sont heureuses, autant le dire haut et fort, car ce n'est pas si fréquent.
Ainsi l'adaptation de l'ouvrage de Joseph Roth (collection « Points-Seuil »),
La Marche de Radetzky, est une merveille qu'on aurait rêvé
de voir sur grand écran. Il faut avouer que les conditions étaient
réunies : l'oeuvre maîtresse d'un grand écrivain autrichien
réalisée par un cinéaste de talent, Axel Corti, et
interprétée magistralement, notamment par l'acteur bergmanien
Max von Sydow.
A travers l'histoire d'une famille trois générations de
barons von Trotta dévoués corps et âme à l'empereur
François-Joseph , Roth relate la grandeur et la décadence
de la monarchie austro-hongroise. Du grand-père, paysan slovène,
anobli après avoir sauvé l'empereur à la bataille
de Solferino, il ne reste qu'un portrait trônant dans le salon du
père (Max von Sydow), préfet d'empire, homme pudique et
respectueux de l'ordre établi. Le petit-fils, Carl Joseph (Tilman
Günther), officier écrasé par la glorieuse tradition
familiale, traîne son ennui dans des villes de garnison. Maîtresses
furtives, duel, dettes de jeu, alcool...
Après une vie sans honneur, le petit-fils du héros de Solferino
finira sans gloire : « Ce n'est pas les armes à la main,
mais avec deux seaux d'eau, que mourut le lieutenant Trotta. »
La Marche de Radetzky, composée en 1848 pour fêter
l'écrasement de l'insurrection italienne par les troupes du maréchal
Radetzky von Radetz, scande joyeusement tout le film avant d'être
recouverte par les accents de l'Internationale et le son du canon.
Ainsi disparaissent les empires. « Ce qui me tourmente, c'est
tout simplement que je ne sais pas vivre », écrivait
Joseph Roth, qui publia son chef-d'oeuvre en 1932. Il mourra en exil à
Paris, sept ans plus tard. Curieux individu que ce Roth, que l'on retrouve
tout entier dans son roman. Né dans une bourgade juive à
la frontière austro-russe, fils unique d'un père fou, cet
orphelin de l'empire des Habsbourg a vécu tous les désastres
: agonie de l'Autriche, révolution russe, antisémitisme
et montée du nazisme. Pour survivre, le juif apatride s'invente
des identités : officier catholique, aristocrate polonais ou monarchiste
autrichien. Mythomane, certes, mais aussi visionnaire, il prévoit
dès 1935 la guerre et la débâcle allemande. Et, pour
oublier, se noie dans l'alcool. Un suicide comme un autre.
Rongé par cette même impuissance à vivre, Carl Joseph
von Trotta se contente de faire l'inventaire mélancolique d'un
patrimoine vermoulu sous le regard douloureux de son père «
gardien de l'honneur ». Alors que brillent les derniers fastes de
l'empire rituel du concert dominical, défilé des cavaliers,
procession religieuse, valses de Strauss et cafés viennois, on
devine la montée des périls. Le docteur Demant (Claude Rich
fait une extraordinaire composition), médecin militaire et ami
de Trotta, meurt en duel à cause d'une épouse volage, mais
aussi parce qu'il est juif. Dans la garnison près de la frontière
russe, certains officiers sont fusillés pour espionnage. Et puis
il y a les femmes, belles et généreuses, telle Mme Slama
(Elena Sofia Ricci), et surtout Vally von Traussig (Charlotte Rampling).
Des images superbes, théâtrales et majestueuses, mises en
valeur par le texte de Roth qu'on retrouve fidèlement mot à
mot dans la bouche des acteurs, ou encore dans celle du récitant
se faisant l'écho des tourments intérieurs. Axel Corti,
malheureusement décédé à la fin du tournage,
a beaucoup travaillé les éclairages pour donner à
« cet ordre qui se défait » une atmosphère tragique
et nocturne. Les visages ainsi sculptés par l'ombre gagnent alors
en intensité douloureuse.
Un film magnifique, un tournant dans l'histoire de la télévision,
car si le petit écran se met à produire des films d'une
telle qualité, continuera-t-on à aller au cinéma
? Mais à qui s'adresse ce film ? Certainement pas aux neuf millions
de spectateurs qui ont ri avec « Osons
! ». Ce serait jeter des perles aux pourceaux ! Certainement
pas non plus à ceux qui prisent bavardage et voyeurisme. Un film
qu'on aurait certainement qualifié d'élitiste s'il était
passé sur Arte. Alors on ne peut que se féliciter de le
voir produit et programmé par France Télévision qui,
une fois n'est pas coutume, choisit la qualité, de préférence
à l'Audimat.
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