Frédéric Beigbeder: « Petite-fille, grand livre »
Le Figaro, 24 mars 2023

CHRONIQUE - La Petite-fille de Bernhard Schlink est le grand roman de la réunification allemande.

Il y a eu beaucoup de romans sur le Brexit (ceux de Jonathan Coe et Nick Hornby, notamment) mais on attendait le roman de la réunification allemande. Günter Grass avait essayé avec D’une Allemagne à l’autre en 1990 mais sans le recul temporel que nous avons désormais. C’est le temps qui amplifie l’émotion. Les Allemands furent séparés durant quatre décennies. Depuis 1989, ils ont dû faire semblant d’appartenir au même pays.

Voici enfin le roman capable de narrer cette histoire folle : La Petite-fille de Bernhard Schlink dose idéalement la tristesse et la tendresse. Le grand romancier allemand y reprend la trame de son plus grand succès : Le Liseur (1995). On se souvient de cette histoire d’amour entre un adolescent et une gardienne de camp de concentration. Ici, Kaspar, le grand-père, un libraire tout ce qu’il y a de plus progressiste, craque pour sa petite-fille néonazie.

Vertigineux
Schlink est le spécialiste du choc des générations. L’Allemagne, comme la France, se compose d’individus qui ne se comprennent pas mais tentent de s’aimer quand même. On vous prévient : La Petite-fille est corseté, abrasif, rugueux. C’est la quête d’une émotion dans un pays coupé en deux, comme la famille de Kaspar. Sa femme, Birgit, se suicide au début du livre (elle s’est endormie dans son bain après avoir mélangé alcool et barbituriques, ce qui revient au même). En fouillant dans ses affaires, le veuf découvre qu’elle avait abandonné un bébé en Allemagne de l’Est à son départ en 1965... et que cette fille, Svenja, a eu une fille à son tour, Sigrun, aujourd’hui âgée de 14 ans.

Il va tout faire pour retrouver Svenja et Sigrun. Les retrouvailles seront décevantes et déchirantes à souhait de distance, d’empathie, de chagrin, de fascination. La petite rouquine est complo-tiste, facho, susceptible, et le mari de sa grand-mère tente de la convaincre des bienfaits de la liberté sans la braquer : « Ai-je trop parlé ? ». Imaginez un gentil bobo qui s’aperçoit que la descendance de sa femme est composée de militants d’extrême droite détestant tout ce qu’il représente.

C’est vertigineux. Bernhard Schlink est un prof de droit sinistre et sérieux, fils de pasteur protestant. Quand soudain il fend l’armure, on est cueilli. Il me rappelle certains profs que j’ai eus, qui étaient autoritaires et emmerdants, mais qui provoquaient l’hilarité des élèves les rares jours où ils se décoinçaient. C’est cela, le style Schlink. Une phrase résume tout le livre: « Il aurait voulu pleurer. » Le sublime, c’est qu’on chiale à sa place. Il nous délègue ses larmes.


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