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CHRONIQUE
- La Petite-fille de Bernhard Schlink est le grand roman de la
réunification allemande.
Lauteur
du Liseur publie, à 78 ans, un roman admirable sur lAllemagne
après la réunification, la Petite-Fille. Il en raconte
la genèse.
Libraire
de son état, Kaspar retrouve un jour sa femme morte, chez lui,
au sortir du travail. Ils se sont connus en ex-RDA. Amoureux delle,
Kaspar avait réussi à exfiltrer la jeune femme de lancienne
Allemagne communiste. Mais il ignorait quelle avait un secret :
elle était enceinte dune petite fille. Avant de quitter définitivement
« son » Allemagne, Birgit avait confié le bébé
à une amie, pour quelle le dépose dans une église.
Ce secret, Kaspar le découvre après la mort de sa femme
: elle a laissé le manuscrit dun livre où elle raconte
ce quelle ne lui a jamais dit.
Commence
la seconde partie du magnifique et déchirant roman de Bernhard
Schlink : Kaspar décide de partir, quinze ans après,
à la recherche de ce bébé abandonné derrière
le mur de Berlin, et dont il découvre qu'elle fait maintenant partie
d'une communauté néonazie. Au fil du récit, c'est
toute l'histoire de l'Allemagne que Schlink évoque avec une maestria
qui rappelle les plus belles pages du «Liseur», le livre qui
le fit connaître au monde entier.
*******
Vous
avez grandi dans les années 1950 sous lautorité dun
père pasteur. Votre enfance a-t-elle été très
austère ?
Mon
père était professeur de théologie à Heidelberg.
Ma mère, qui avait été son étudiante, était
également théologienne. J'ai donc été élevé
par des pasteurs protestants. On lisait la Bible, on écoutait de
la musique. Mais mon père n'était guère impliqué
dans l'éducation de ses enfants. Il revient à ma mère,
qui avait un sens moral très strict, d'avoir semé dans nos
esprits la graine du devoir. Nous étions responsables de nos actes.
Nous devions agir en conscience, et dans la bonne direction. Mais elle
n'a jamais tenté de nous forcer à épouser la foi
chrétienne, si nous n'en ressentions pas une sincère envie.
Vous
aviez des discussions politiques à la maison ?
Mon père avait perdu sa chaire pendant le IIIe Reich et la politique,
évidemment, l'intéressait beaucoup. Je me souviens des discussions,
après la guerre, sur la question de savoir si la bombe nucléaire
devait être positionnée en Allemagne. Cela avait suscité
un très large débat dans l'opinion. Les théologiens
y avaient pris part et mon père était l'un d'entre eux.
Je me souviens également des événements de 1968,
qui étaient pour lui la répétition de ce qui s'était
passé en 1933 en Allemagne. C'est pourquoi il était très
hostile à la révolte estudiantine.
Comment
avez-vous pu, dans cet environnement, trouver un peu despace pour
vous forger une personnalité ?
A vrai dire, mes parents étaient si heureux de voir que nous apprenions
à penser par nous-mêmes qu'ils se fichaient presque de ce
que nous pensions. C'était très libre finalement. Et on
parlait politique à l'école, à l'université.
J'étais favorable à la réforme des universités
en 1968, même si je n'ai jamais pris la tête de la révolution.
J'ai toujours haï les manifestations de masse, où l'on chante
les mêmes slogans encore et encore. Quand ils sont dans la rue,
les gens renoncent à la réflexion, renoncent à l'esthétique
et à la morale. Et puis tout est très laid.
Vous
racontez dans la première partie du livre que votre héros
Kaspar se rend en RDA pour participer à des rencontres étudiantes.
Et il tombe amoureux d'une jeune fille qu'il va faire passer à
l'Ouest. Avez-vous voyagé vous-même en RDA lorsque vous étiez
étudiant ?
Je me suis beaucoup inspiré, dans cette première partie,
de ma propre expérience. A l'époque, quand j'étais
étudiant, je voulais connaître l'Allemagne dans son ensemble,
je voulais découvrir Berlin-Est. J'ai d'ailleurs toujours pensé
que la réunification finirait par se produire. En tout cas, j'ai
participé à ces rencontres avec les étudiants est-allemands.
Il y avait une énorme curiosité des deux côtés.
"Qui sont ces autres Allemands ? comment vivent-ils ? quelles
sont leurs attentes ?" Les échanges étaient passionnants.
Bien sûr, certains étudiants suivaient la ligne du Parti,
mais même ceux-là étaient curieux de nous connaître.
En 1963, quand je suis allé de l'autre côté du Mur,
qui avait été construit peu de temps auparavant, les gens
espéraient qu'il y aurait une libéralisation parce que,
avec ce mur, l'Allemagne de l'Est n'aurait plus à craindre que
la population tente de fuir à l'Ouest.
N'était-il pas très risqué de faire passer cette
jeune femme dont vous étiez amoureux à l'Ouest ?
Oui, mais on s'aimait. Nous sommes restés peu de temps ensemble.
Mais nous sommes demeurés amis et, quand elle est morte il y a
trois ans, tout m'est revenu en mémoire. C'est ce qui m'a donné
envie d'écrire ce livre.
Pensez-vous que cette ancienne fracture entre les deux Allemagnes per-dure
encore aujourd'hui ?
Sans aucun doute. Les Allemands de l'Ouest espéraient, au moment
de la réu-nification, que ceux de l'Est redeviendraient des gens
comme eux. C'était une attente naïve et absurde. Ceux de l'Est
avaient une histoire totalement différente. A l'Ouest, on a considéré
que la distance que continuait d'afficher l'autre Allemagne était
comme une offense. Tandis que les Allemands de l'Est étaient agacés
par le fait que ceux de l'Ouest ne reconnaissaient pas leur histoire particulière.
Il y a eu, de part et d'autre, beaucoup de ressentiment. C'est encore
quelque chose qui existe au-jourd'hui, même chez les jeunes. Beaucoup
d'Allemands de l'Ouest n'ont jamais mis les pieds dans l'ancienne RDA.
A l'inverse, les jeunes de l'Est sont souvent attirés par les universités
et les emplois à l'ouest, à Munich ou Francfort, mais au
bout d'un certain temps, ils ne se sentent pas chez eux et décident
de rentrer.
Le Liseur a-t-il changé votre vie ?
Pas tant que ça. J'étais professeur et juge. Le succès
du Liseurest venu comme un bonus davantage que comme un changement radical.
J'étais déjà trop avancé dans ma vie pour
que cela boule-verse le cours de mon existence. Quant à ma carrière
d'écrivain, je l'avais déjà entamée en écrivant
des romans policiers, et je ne les avais pas rédigés avec
moins d'attention et de soin que Le Liseur. Mais peut-être
ai-je, avec ce livre, progressé dans mon style. Un style que j'ai
toujours souhaité simple, clair et précis.
Pensez-vous que Le Liseur a aidé le peuple allemand à
mieux comprendre son histoire ?
Je n'enseigne rien dans mes livres. Mais j'ai l'impression que le Liseur
a aidé le lecteur, plutôt à l'étranger, à
mieux comprendre ce qu'avait vécu la deuxième génération
d'Allemands après le nazisme, et le combat qu'avait mené
cette génération pour essayer de comprendre ce que la précédente
avait fait, et pour le dénoncer. Alors même qu'ils étaient
nos parents, qu'ils nous avaient élevés, que nous leur étions
redevables et que nous les aimions. C'est ce conflit intérieur
que le Liseur racontait.
La Petite-fille, c'est le roman de la troisième et quatrième
génération...
Quand j'ai publié la Petite-Fille, on m'a accusé
de montrer de la tolérance envers les néonazis. Comment
Kaspar pouvait-il être aussi patient avec cette jeune fille si pleine
de préjugés insupportables ? Mais je crois qu'il faut être
aussi patient avec les enfants qui cherchent encore leur voie que l'on
doit se montrer intraitable avec les adultes qui se sont engagés
sur la mauvaise.
Que pensez-vous de l'aide allemande à l'Ukraine ?
L'Allemagne est dans le trio de tête, avec les Etats-Unis et le
Royaume-Uni, des pays les plus aidants. On fait beaucoup. Mais j'ai peur
que cette aide ne suffise pas. Le secret de la paix réside dans
l'épuisement. Et, des deux côtés, on est loin de l'épuisement.
C'est pourquoi je ne pense pas que nous puissions espérer la paix
dans un proche avenir.
Pensez-vous que les dirigeants allemands, d'Angela Merkel à
Gerhard Schroder, ont trop longtemps cherché à maintenir
de bons liens avec la Russie de Poutine ?
Difficile à dire. Je ne sais pas si Poutine a toujours été
ce qu'il est aujourd'hui. Je ne sais pas s'il a changé et dans
quelle mesure l'Ouest a contribué à cette évolution,
à commencer par les atermoiements de nos dirigeants face à
la demande de l'Ukraine d'intégrer l'Otan. L'Allemagne a parié
longtemps sur une coopération avec la Russie, en espérant
l'attirer dans le camp de la paix. Etait-ce naïf ? Etait-ce justifié
à un certain moment ? Comment le savoir ? Il est clair qu'il faut
aujourd'hui affronter la Russie, mais je me garderai de dire ce qu'il
convenait de faire il y a dix ans.
La petite-fille
par Bernhard Schlink, traduit de l'allemand par Bernard Lortholary,
Gallimard, 352p., 23 euros.
BIO EXPRESS
Né en 1944 près de Bielefeld, Bernhard Schlink est l'auteur
de romans et de nouvelles dont le Liseur (1995), adapté
au cinéma par Stephen Daldry. Il a été aussi juriste,
professeur de droit public et de philosophie du droit à Berlin,
juge au tribunal constitutionnel en Rhénanie du Nord. Il a reçu,
en 2000, le prix Heinrich-Heine.
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