Avis complet de Cindy


Roman passionné, pétulant qui aborde des thèmes forts poignants, surtout à la fin. Hymne à la vie, à la mort, à l'amitié, à travers la complicité des deux personnages érudits et drôles, tantôt sombre, tantôt joyeux.

Ce livre est aussi tout en subtilité grâce au dialogue, vivant spontané. Tout un art chez Saul Bellow.

Le personnage de Chick m'a beaucoup plu dans sa quête de "savoirs" sur Ravelstein pour écrire sa biographie. Sensible, bienveillant, ne se heurtant jamais devant la personnalité extravagante et singulière de Ravelstein. Au contraire.

J'y ai vu aussi un intérêt pour comprendre sa propre vie, son couple et se rapprocher de lui, qui, on le lira par la suite, sera un soutien moral pour supporter sa maladie à l'hôpital et cela par les nombreux souvenirs recueillis.

Toutes leurs discussions à bâtons rompus, sautant du coq à l'âne, se placent bien dans une lecture dynamique ; et les chapitres s'enchaînent, sublimés par les innombrables citations. On aborde des sujets passés, culturels, brillants à travers des références à de multiples intellectuels, écrivains, philosophes.

C'est un voyage culturel ! Et difficile d'arrêter la lecture, me situant comme dans une conversation de salon. C'est du "vivant" ce livre ! Et dans la réalité des instants, chacun se livrant tout naturellement avec toujours de la drôlerie.

Et par ailleurs, ces deux-là s'admirent parce qu'ils ont tous les deux une intelligence humaniste et philosophique : "bien que je fusse son ainé de quelques années, il se voyait comme mon professeur. (…) Il avait reçu une formation philosophique" (p. 235).
"- Vous avez une faiblesse pour les nihilistes, dis-je.
- Je pense que la raison en est qu'ils ne racontent pas toutes sortes de mensonges éthérés.
" (p. 237).

Tout chez eux force l'admiration ! Ravelstein, personnalité riche au sens propre et figuré dans une telle démesure, ne m'a pas choquée, car c'est d'un naturel plaisant !

Pour toutes ces raisons, j'ai beaucoup aimé ce dernier roman de Saul Bellow, d'une grande culture et comme il est dit en première page : "Étrange que les bienfaiteurs de l'humanité soient des gens amusants."

Certaines citations font aussi échos à l'actualité d'aujourd'hui : "Vivez avec votre siècle mais ne soyez pas sa créature." (p. 117), "Avec l'aide d'Éros nous persévérons (…) cherchant notre moitié" "mais pour la plus grande part de l'humanité, les désirs ont été d'une manière ou d'une autre éliminés." (p. 118-119).

J'ai trouvé aussi de la compassion et de l'ironie : avec Wadja "brave vieille femme", "Pour l'amour du ciel, empêche-la de toucher aux Lalique." (p. 130-131)

C'est un livre spirituel, intelligent, à travers un personnage certes extravagant, mais tellement brillant et joyeux ; et dès les premières pages, comme quand Ravelstein demande à Chick d'écrire sa biographie : "pas de vulgarisation, pas de combines intellectuelles pas, d'apologétique, pas d'airs supérieurs" (p. 15).
Et pourtant, on plonge dans un univers universitaire qui aurait pu rendre la lecture ennuyeuse et trop sérieuse, mais rien de tout cela, à mon heureuse surprise, je me suis amusée !

Et sur un plan humain, c'est une leçon d'amitié, d'humilité mais aussi de réflexions, comme avec Grielescu, sur le désenchantement moderne :
"Sous les débris des idées modernes, le monde était toujours là prêt à être redécouvert. (…) Le filet gris de l'abstraction jeté sur le monde dans le but de le simplifier et de l'expliquer d'une manière adéquate à nos objectifs culturels était devenu le monde à nos yeux. Nous avions besoin de visions alternatives, d'une diversité de regards (…) qui ne soient pas régentés par des idées (…) . Il y voyait là une question de mots : 'valeurs', 'modes de vie', 'relativisme'" (p. 274).
"Pourquoi faut-il toujours que ce soient les choses les pires qui te paraissent réelles ? Je me demande parfois si j'arriverai un jour à te dissuader d'être sadique avec toi même" dit Rosamund.
"Il y a une forme particulière de satisfaction (…) l'âpreté garantit la réalité de l'expérience (…) c'est ce à quoi ressemble l'existence (… ) le cerveau est un miroir et reflète le monde" (p. 294)

Que d'érudition, de connaissances là encore : "Céline était prodigieusement doué, mais il était aussi prodigieusement fou et, avant guerre, il avait publié ses Bagatelles pour un massacre."

Au cours de la lecture, on revient souvent à ce qui définit le livre, cette histoire d'amitiés intellectuelles, d'admirations.

Jusqu'à la fin Chick se rapprochera et comprendra son ami "j'avais rendu visite à Ravelstein (…) dans les services de réanimation (…) avec la stupidité du bien portant, j'avais imaginé que je pourrais un jour être la personne qui était sanglée là branchée sur un respirateur artificiel." (p. 299)
"Je me souvenais d'avoir souvent demandé à Ravelstein lequel de ces amis avaient des chances de le suivre de près (…) pour vous tenir compagnie (…) Ravelstein m'avait implicitement dit qu'il me reverrait tôt ou tard (…) qu'il n'acceptait pas que la tombe fût la fin. (…) Vous avez l'air d'être prêt à me rejoindre d'ici peu".

Encore ici, la complicité de ces deux êtres qui poursuit Chick jusque dans sa maladie, abordant sa situation d'une manière amusante en décrivant cet artiste voisin de chambre "Ananias, ou faux prophète (...) tout suffocant et blême (Verlaine ?)".
Et je ne me lasse pas de ces références littéraires qui tombent toujours magistralement bien ! C'est l'art de Saul Bellow !

"Il disait, répétant l'opinion de Socrate dans le Phèdre, qu'un arbre si beau à voir ne prononçait jamais une parole, et que la conversation n'était possible que dans la cité entre les hommes."
"Quelque part, Rousseau qui aimait tant les champs et les bois, planait dans l'esprit d'Abe." (p. 140-141)

Saul Bellow met aussi en lumière des femmes remarquables qui sont comme des piliers indispensables et le livre est donc aussi un plébiscite sur les couples ; et celui de Rosamund est touchant, singulier comme le personnage de Véra dont le souvenir jaillit chez Chick à la fin du livre, avec le souvenir de sa rencontre et du sujet de la cryogénisation : "tu te fais congeler et mettre en réserve."
"Dis-moi donc ce que tu voudrais que je fasse (…) quand aimerais-tu me voir congelé ?" (p. 290)
"Nous vivrions tous deux (…) unique chance de sauver notre mariage me disait Vela".
"Ces femmes pensaient-elles l'amour capable de sauver des vies ?" (p. 206)

Le couple Abe Ravelstein-Nikki est un modèle pour Chick : "à ce stade de ma vie je n'avais plus la ressource de changer mais c'était une excellente chose (…) que mes fautes et manquements fussent relevés par quelqu'un qui se souciait de moi." (p. 137)
Il y a des discussions amusantes entre eux : "L'une de nos difficultés source de bien des malentendus étaient qu'elle ne comprenait rien à mes vues. Les chiens peuvent comprendre une plaisanterie. Les chats n'ont jamais mais jamais l'occasion de rire."
"- Votre femme est toujours comme ça ? - Comme quoi ? (… ) c'est comme ça qu'elle est avec sa physique du chaos (…) on ne la voit jamais respirer. Comment fait-elle pour ne pas suffoquer ? (…) elle doit rattraper son déficit de respiration (…) par à-coups (…) je l'ai observée, dit Ravelstein, et je ne pense pas qu'elle inhale, sinon de manière dissimulée." (p. 143)

Pour finir, j'ai trouvé dans les dernières pages de l'intérêt à la description de la vie d'un service hospitalier, à travers le regard et l'intelligence sensible du narrateur ; cela m'a beaucoup touchée, avec souvent des comparaisons et des explications littéraires ou autres, comme avec le magicien David Copperfield : "Les problèmes d'arithmétique qu'il me posait ressemblaient beaucoup aux défis lancés à David Copperfiel par son cruel et tyran de père", le médecin lui posant la question "quel jour de la semaine sommes-nous ?" (p. 307)

En conclusion c'est un livre sublime et joyeux : "sublime (…) comme la musique (…) il s'aime dans une musique sublime une musique dans laquelle les idées se dissolvent se reflétant sous la forme de sentiments" (p. 312)

Et joyeux jusqu'à la mort : "Ravelstein me dévisage riant de plaisir et d'étonnement (…) on n'abandonne pas facilement un être tel que Ravelstein à la mort". (p. 312-313)

Et moi je n'ai pas laissé facilement Saul Bellow : livre grand grand ouvert !

Avec une dernière réflexion : "c'est l'un des pièges que nous dresse une société libérale elle nous infantilise. Abe aurait probablement dit : c'est à vous de choisir ou bien vous continuez de voir comme un enfant ou bien". (p. 137)
Oui ou bien… vive la vie !


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