SAUL BELLOW
analyse dans Comptoir littéraire

Le 5 avril 2005, après avoir dit : "Je ne suis jamais arrivé à comprendre", il décéda à l'âge de 90 ans, à son domicile de Brookline.

Saul Bellow a traversé le siècle avec alacrité, restant un homme simple, se tenant loin des vanités, un homme affable pour ses amis et intraitable pour les importuns.

Il avait des lèvres sensuelles et des "yeux de faon", et tout le monde parla de son "charme", qui faisait chavirer les femmes. Et des femmes, il en eut, dont officiellement cinq qu'il épousa, les motifs et séquelles de ses quatre divorces lui ayant fourni plus d'une fois la trame vaudevillesque de ses livres.

Il fut si fidèle à son héritage judéo-russe qu’on peut se demander s’il n’a pas écrit des romans russes aux États-Unis, à une époque où les juifs fascinaient le public. En affirmant la validité de son expérience, il ajouta une composante à la culture majoritaire de son pays, et mit fin ainsi à la domination des "wasps" sur la littérature. Cette revendication nouvelle marqua aussi une rupture avec les tentatives d'assimilation folkloristes ou maladroitement politiques des romanciers juifs étatsuniens qui l'avaient précédé. Elle était le signe que les immigrés qui ont fui les pogroms et le nazisme étaient maintenant enfin chez eux aux États-Unis. Aussi est-il devenu le chef de file de l’école des romanciers juifs états-uniens : Bernard Malamud, Chaïm Potok, Norman Mailer, Philip Roth pour ne citer que les plus prestigieux. Mais il a aussi ouvert la voie aux romanciers noirs et à ceux issus d'autres minorités.

Conteur à la voix candide et exubérante et au prodigieux savoir, séduit par l’inhabituel, sinon le bizarre, dans la vie de tous les jours, il a souvent fait de sa propre existence la trame de ses fictions.

Mais, comme il a toujours écrit à la première personne, on a souvent fait l'erreur de croire que ses narrations représentaient ses pensées propres, et il s’en défendit : "Aucun écrivain ne peut être sûr que les conceptions de ses personnages ne lui soient pas attribuées à lui personnellement. On considère même généralement que tous les événements et les idées d’un roman sont basés sur les expériences vécues et les opinions du romancier." (The New York Times, 10 mars 1994)
"Il y a un problème auquel les auteurs de fiction doivent toujours faire face dans ce pays. Les gens prennent toujours les choses au pied de la lettre, et demandent : ”Est-ce que c’est vrai? Si c’est vrai, est-ce fidèle aux faits? Si ce n’est pas fidèle aux faits, pourquoi ne l’est-ce pas ? Alors vous vous enfermez vous-même dans des nœuds, parce qu’écrire un roman c’est un peu comme écrire une biographie, mais cela ne l’est pas réellement. C’est plein d’invention." (dans Time, 8 mai 2000)

Ayant fait la synthèse entre son éducation religieuse, profondément morale, et son éducation états-unienne fondée sur la glorification de l'individu, il ne s’arrêta pas aux problèmes rencontrés par la minorité judéo-américaine, mais les plaça dans un tableau de la société états-unienne (en particulier, de l’énergie brutale de Chicago), mêlant l'argot à la métaphysique juive. Sensible à la réalité matérielle environnante, il fut l’un des interprètes les plus subtils des mutations anthropologiques du XXe siècle. Affirmant : "Je ne me considère pas comme quelqu'un qui invente tout, mais plutôt comme une sorte de medium, à l'écoute de mon pays", il fut le contempteur de l’esprit états-unien ; nerveux, ironique, électrisé, hargneux, il critiqua et digéra allégrement les vices, les névroses, les prudences, les vertus trop clinquantes, les entêtements puérils de ses compatriotes, et cela avec constance.

Les personnages de ses romans sont souvent des ratés, car, puisque la vie lui avait souri, il voulut se faire leur apologiste.
Capable de rendre les moindres fluctuations de leur pensée, il montra que ce sont des êtres doubles, oscillant entre l'action et la méditation, la transcendance et l'excrémentiel, l'harmonie et la violence. Hypersensibles et sophistiqués, ils sont forcés par les circonstances à explorer les côtés obscurs de leur être, et à trouver un accommodement avec leur milieu.
Comme ceux de Dostoïevski, ils sont incapables d’arriver jamais à aucune résolution parce qu’ils aiment pardessus tout leur propre souffrance. Ils refusent d’échanger leur tourment inté rieur pour la paix de l’esprit qu’apporte la possession bourgeoise ou quelque sorte de croyance religieuse.
En fait, ils voient leur souffrance comme un héroïque avant-poste de la souffrance de notre époque. Se battant avec les grandes préoccupations des États-Unis, faisant face à la décadence de la société états-unienne, qui est la source de la violence qui la hante, se posant des questions sur la condition humaine tout entière, ils cherchent à exister individuellement, à protéger leur âme contre la vie sociale.
Qu'ai-je à voir avec le reste de l'humanité ? se demandent Herzog, Humboldt, Charlie Citrine et Albert Corde.
Dans ces romans, comme dans nos vies, avoir une âme reste un terrible handicap. C'est-à-dire qu'il faut s'expliquer l'impuissance des idées et des faits devant la force des sentiments.
Ses convictions amenèrent Saul Bellow à refuser toute valeur aux mythologies et aux idéologies prétendument structurantes : il s'attaqua aux acteurs de la gestuelle du pouvoir, qu'ils viennent de la famille, de la religion, de l'université, des médias ou de la politique.
À l'inverse, il défendit toujours la dimension extraordinaire du quotidien en s'appuyant sur des principes intangibles : la nécessité de la liberté individuelle contre le rouleau compresseur du système social, la fidélité et la loyauté envers soi-même, et le droit imprescriptible de l'individu à parler pour lui-même.

On a surnommé Saul "Soul" pour sa croyance en l'âme, pour sa conviction qu’"écrire, c'est chercher l'âme de l'individu". Son œuvre fut une véritable quête d'humanisme, une appréciation de la condition humaine vue sous l’angle de l’humour.

Mais, dans ses dernières années, il s’est quelque peu crispé dans une posture de prophète, d'imprécateur fustigeant le chaos, la chienlit du monde. Pour lui, la haute technologie des pays démocratiques transforme le monde entier en une vaste société cosmopolite, et il doutait fort que les cultures particulières puissent se protéger de la puissance et de l'influence états-uniennes, préserver leur identité.
Même la psychologie de l'individu lui semblait entamée par les forces de la civilisation "high tech" : "Nous sommes tous sous la poigne d'une force immense qui transforme notre existence. Nous ne pouvons pas revenir en arrière. Par ailleurs, nous ne sommes pas adaptés à ces nouvelles conditions de vie de la civilisation de haute technologie."
Comment alors résister à ce système qui nie l'individualité ? Sa réponse : "La littérature existe parce que les écrivains croient en une force spirituelle de l'individu. En écrivant, ils fabriquent aussi leur propre individualité et développent leur personnalité propre. Ainsi le défi de l'homme contemporain est-il peut-être de faire comme l'écrivain : tenter d'inventer une société où chacun tendrait à devenir un artiste, capable de forger sa conscience individuelle afin de ne pas se laisser avaler par la société high tech."
Il précisait : "Le vrai sujet de mes livres, c'est la relation entre la vaste entreprise américaine et l'affirmation individuelle. Mes héros tentent de trouver leur propre chemin à travers le monde moderne, selon leurs émotions et leur intelligence de la vie. Comme romancier, j'examine constamment cette vaste présence qui domine notre vie : celle de la haute technologie qui transforme notre société en un vaste océan de bien-être où tout le monde veut plonger et risque d'y perdre son individualité."
Il supputa encore : "Personne n'aura le dernier mot, ni le philosophe, ni l'écrivain. L'écrivain porte jusqu'à l'aigu les questions que se pose l'homme. Ces questions ne se résolvent pas par la connaissance mais dans l'harmonie de l'art. L'art n'a rien à offrir d'autre que le jeu des émotions. J'ai choisi, pour ma part, la réponse de l'artiste."
Heureusement, c'est dans l'humour que Saul Bellow pratiqua son art. Ses livres exploitent le comique des situations pour nous faire accéder à un monde qui réunit un mélange de farce et de ferveur morale.

Le seul à cumuler trois ‘'National book awards'', Saul Bellow est considéré comme le plus grand romancier états-unien après Hemingway et Faulkner, en tout cas, l'écrivain états-unien le plus important de la seconde moitié du XXe siècle, que le prix Nobel vint d'ailleurs couronner.

André Durand, Comptoir littéraire


=> Retour à la page Saul Bellow