RAVELSTEIN Le roman Le narrateur, Chick, être dune gentillesse idiote, ingénu aux motivations aimables, généreuses, empressées, qui éprouve beaucoup de difficultés en société, qui aime sisoler pour mieux réfléchir et observer, frôle la mort après celle bien réelle du héros éponyme. Il s'en sort, sous l'impulsion de sa femme, Rosamund, et du docteur Bakst. Mais aussi et surtout grâce à la tâche qui lui incombe d'écrire sur son ami, Abe Ravelstein, professeur émérite à luniversité de Chicago, qui fut, au contraire, charismatique et plein de panache, qui exerça sur ses étudiants, anciens et nouveaux, une fascination et une influence énormes, qui sest, toute sa vie, intéressé à la chose publique, à la philosophie politique, aux grandes stratégies de lâme occidentale aux prises avec la réalité démocratique. Il se le rappelle sinstallant au Crillon pour fêter son succès littéraire, un livre où il exprimait son pessimisme sur lavenir de la culture. Mais Ravelstein montra aussi un goût marqué pour la polissonnerie sexuelle, apprécia les rencontres louches, le douteux et léquivoque, porta des vêtements luxueux. Homosexuel vorace, il brilla par son charme en dépit de son physique plutôt ingrat (il était immensément grand, avait des jambes maigres, un pied de trois pointures plus grand que lautre, le crâne complètement chauve, la voix tonitruante, le rire enflé, était dune grande nervosité et dune non moins grande maladresse). Sa dernière conquête, Nikki, avait à peine trente ans, adorait regarder des films de kung-fu, et se promener en BMW dernier cri. Il mourut en 1992, à lâge de soixante-deux ans, des suites d'un sida probable. Le narrateur dévoile aussi sa propre vie privée, ses femmes, ses divorces, ses méchancetés. Il fréquente un autre professeur de luniversité de Chicago, Grielescu, dont Ravelstein prétendait quil avait été en Roumanie garde de fer, fonctionnaire des services culturels du régime fasciste davant-guerre. Commentaire Le héros transparent de ce corrosif roman à clé est le professeur Allan Bloom de luniversité de Chicago où il avait été lui-même lélève de Leo Strauss (Felix Davarr dans le roman), avant dinstruire, au fil de trente ans d'enseignement, nombre d'élèves aujourd'hui devenus historiens, professeurs, journalistes, experts, hauts fonctionnaires, membres de cellules de réflexion, qu'on retrouvait désormais dans tous les centres décisionnels politiques états-uniens, tout comme lavait fait avant lui Strauss-Davarr. Allan Bloom fut, en particulier, l'auteur d'un best-seller pessimiste intitulé The closing of the American mind (1987, Lâme désarmée), essai sur le déclin de la culture générale où il explicitait par l'exemple le syndrome de courte-vue dont était selon lui affligé le peuple états-unien. Avec toute la violence imparable de la théorie maîtrisée et assumée, il expliquait que, à être trop ouvert, trop tolérant, à relativiser toute chose, on finit par ne plus rien entrevoir. Avant la parution du livre, ce platonicien était endetté au possible, car son goût irrépressible pour le luxe ne pouvait être satisfait par sa maigre rétribution de professeur. Mais son livre connut un succès considérable. Et il se retrouva soudainement multimillionnaire pour avoir simplement couché sur papier sa conception philosophique de la politique. Et ce livre, il le rédigea sur l'avis d'un ami intime, un certain Saul Bellow. Dans Ravelstein, où il est Chick, le narrateur, il répond à la promesse qu'il lui fit un jour de rédiger quelque chose sur son compte avant de disparaître à son tour. Et cette promesse, il la fit bien avant de savoir que son ami, de deux décennies son cadet, mourrait du sida quelques années plus tard (le diagnostic officiel mentionne un dysfonctionnement du foie), en 1992. Bellow en fait un personnage démesuré, toujours étonnant, saisi au vif, dans le clair-obscur d'une tendresse tueuse. Mais cest Allan Bloom lui-même qui aurait demandé à son vieil ami de ne rien lui épargner : "Soyez aussi dur avec moi que vous le voulez. Vous nêtes pas la poupée angélique que vous paraissez être et, en me décrivant, vous pourrez peut-être vous émanciper." Aux États-Unis, on sest scandalisé des révélations sur les inclinations sexuelles de Ravelstein qui ne sont pas l'essentiel du livre, mais que les critiques trouvèrent fort intéressantes ; on a crié à l'amitié bafouée. Bellow a donc, en janvier 2000, trois mois avant la parution de ce livre, révélé la vérité, provoquant une polémique. Pourtant, il avait prévenu : "Un homme devrait être capable d'entendre et de supporter le pire de ce qui pouvait être dit de lui." Il n'avait rien perdu de son punch, mais mêla constamment lextrême sérieux et le bouffon, ce qui donne un texte sautillant, aux apparences parfois erratiques, pas du tout policé, un portait vivant, jamais terminé, même pas par la mort. Quant à Grielescu, cest nul autre que Mircea Éliade, qui enseigna à luniversité de Chicago à compter de 1956. André Durand, Comptoir littéraire => Retour à la page Saul Bellow |