Saul Bellow : l'amitié à mort

Éric Neuhoff, Le Figaro littéraire, 14 mars 2001

C'est un des derniers. Même aux Etats-Unis, il n'v en a pas beaucoup de ce calibre. La trempe des Mailer, des Styron. Saul Bellow a influencé des gens comme Philip Roth. En Angleterre, Martin Amis ne jure que par lui. Qu'il ait obtenu le prix Nobel en 1976 n'est pas une raison suffisante pour faire fuir les lecteurs. À quatre-vingt-sept ans, Bellow ne désarme pas. Son nouveau roman constitue un excellent bulletin de santé. Ravelstein est un llivre de jeune homme. Ce jeune homme a déjà une œuvre immense derrière lui et la mort - la sienne, celle des autres - le hante.

Bref retour en arrière. Bellow est né en 1915 à Montréal. Famille d'émigrés juifs russes. En 1924, les Bellow s'installent à Chicago et l'on sait le rôle que la ville jouera dans les futurs romans. Ça n'est pas rien de grandir au milieu des mafiosi tout en admirant Conrad et en recevant une stricte éducation orthodoxe. Il a failli interviewer Trotski à Mexico pour la Partisan Review : le leader politique est assassiné le matin même du rendez-vous et Bellow contemplera un cadavre ensanglanté. Après-guerre, il vit à Paris où il trouve Les Temps modernes prodigieusement stupides. Le Nouveau Roman provoque chez lui un haussement d'épaules : "Qu'un groupe de momies s'attribue le pouvoir de signer l'acte de décès d'un genre littéraire m'amuse." Bellow ne sera effectivement jamais dupe de rien.

Retour au bercail. Chicago est vraiment l'endroit qu'il lui faut, comme dans la chanson de Sinatra. Dans Les Aventures d'Augie March (1953), Bellow invente son style, branche sa plume sur le 220 volts. Sa prose fonctionne comme une batterie se rechargeant elle- même.

Dans Herzog (1959), qui est peut-être son chef-d'œuvre, le héros bombarde le monde entier de lettres tordantes et furibardes. Il écrit à sa mère (qui est morte), au président Eisenhower, à Nietzsche et à Dieu en personne.

Dans Le Don de Humboldt (1976), on reconnaît la silhouette du poète maudit Delmore Schwartz. À une époque, Jack Nicholson avait acquis les droits du Faiseur de pluie pour le cinéma. Saul Bellow enseigne aujourd'hui à l'université de Boston. On lui a décerné le prix Pulitzer. Il a été trois fois lauréat du National Book Award. Il s'est marié cinq fois et il y a beaucoup de divorces dans ses livres. C'est un sacré bonhomme, un classique de son vivant, quelqu'un qui persiste à croire au Grand Roman américain, qui s'intéresse au sexe, à la culture, ou à ce qu'il en reste.

Dans Ravelstein, le dinosaure bouge encore. Le livre a déclenché un scandale aux Etats-Unis parce que sous les traits de Ravelstein, on a identifié Alan Bloom, l'auteur de L'Âme désarmée, disparu en 1992, et reproché à Bellow d'avoir dévoilé l'homosexualité de ce dernier. Dans le roman, le narrateur s'appelle Chick, et non pas Saul. Va pour Chick. Son ami, le brillantissime universitaire Ravelstein, qui ne se fait pas d'illusion sur sa maladie (sida), lui demande d'écrire sa biographie. "Soyez aussi dur que vous le voulez. Je veux que vous me montriez tel que je suis, sans adoucissant ni assouplissant." Message reçu, cinq sur cinq. Voici donc le portrait d'un professeur de philosophie politique à l'intelligence survoltée ("Comment le formuler ? Si nous étions des oiseaux, il était un aigle, tandis que j'étais une sorte de gobe-mouches"), réactionnaire en diable, invité par Thatcher et Reagan, capable de citer Thucydide et Mel Brooks, idole de ses étudiants, passionné de basket-ball. Un best-seller inattendu lui a permis d'être enfin millionnaire ("Ce n'est pas rien de devenir riche et célèbre en disant exactement ce qu'on pense"), de descendre au Crillon alors que Michael Jackson loge à l'étage au- dessus, de dîner chez Lucas-Carton, d'écouter Rossini à plein volume sur des baffles à dix mille dollars pièces.

Il tache la veste à 24 000 francs qu'il vient de s'acheter chez Lanvin et offre à son amant Nikki (qui passe ses nuits à regarder des films de kung-fu) une BMW dernier modèle. Bellow n'a pas peur de parler d'argent, de donner les prix, les marques. Il sait que ses compatriotes sont comme ça, ce qui n'empêche pas les meilleurs d'entre eux de révérer la culture européenne, sa délicatesse démodée. Ravelstein est un bavard intarissable, un raffiné qui boit son coca à la bouteille, un seigneur qui appartient à une époque révolue. Chick laisse de côté les théories de Ravelstein. Les idées, ça n'est pas son truc. Il préfère mordre dans l'humain à pleines dents.

Ravelstein est le récit d'une amitié jalouse et turbulente, de rapports irrigués par des discussions quotidiennes, d'une estime réciproque et d'une rivalité partagée. Les écrivains ont du mal à supporter le succès des autres. Le narrateur en profite pour se dépeindre lui aussi, son ex-femme Vela, sa dernière épouse à la jeunesse insolente et qui a été l'élève de Ravelstein, ces restaurants de luxe où il allait avec un Roumain ayant appartenu à la Garde de fer et qui pourrait bien être Mircea Eliade. Le roman prend un ton plus grave avec ce voyage aux Caraïbes où Chick est empoisonné par un poisson et manque y passer. La mort n'est pas seulement pour les autres. Chez Bellow, l'angoisse est un bon carburant. Elle est fouettée par un humour rageur, une vitalité déconcertante. Bellow garde cette faculté d'appuyer soudain sur l'accélérateur, ce goût pour les digressions, les ruptures de rythme, les tête-à-queue. Ravelstein semble nous dire qu'on est immortel quand on a un livre à finir, un ami à honorer. Au détour d'un paragraphe, Bellow avoue qu'il se garde Finnegans Wake pour sa retraite. Visiblement, ça n'est pas demain la veille.


Ravelstein
de Saul Bellow
traduit par Rémy Lambrechts
Gallimard, 18,50 €.


=> Retour à la page Saul Bellow