"Héros et Thanatos"

Marc Weitzmann, Les Inrockuptibles, 5 mars 2002

Portrait d'un intellectuel juif, homosexuel et séropositif, Ravelstein est un roman sur ce qui reste et ceux qui meurent Un roman plein de mort et de son incontournable pendant le rire. C'est aussi l'un des plus beaux livres de Saul Bellow.


Prix Nobel de littérature en 1976, reconnu par des écrivains aussi différents que Martin Amis, Salman Rushdie, Philip Roth ou Jean-Jacques Schuhl comme l'un des plus grands romanciers anglo-saxons d'après-guerre, Saul Bellow reste curieusement méconnu du grand public français. Son premier grand livre, Les Aventures d'Augie March, n'est plus disponible en français ; Herzog est à peine trouvable en poche (chez Folio) ; quant aux génialissimes cinq cents pages du Don de Humboldt, brassant la vie des intellectuels bohèmes du New York des années 30 et celle des mafiosi de Chicago des années 70, il n'a pas été réédité depuis vingt ans.

Il faut dire qu'il y a quelque chose de difficile pour un lecteur non anglophone, et plus précisément français, dans les livres de Bellow : le baroque yiddisho-sternien de la narration, si on peut l'appeler ainsi. Cette façon désordonnée, en apparence, de faire avancer le récit "au coup par coup", comme le dit l'auteur dans Ravelstein, son dernier roman. C'est-à-dire en fonction des idées et souvenirs qui lui passent par la tête : un coup pour les discussions sur Adam Smith et Trotsky dans un bar de Greenwich Village en 1930, un autre pour les parties de poker mafieuses à Chicago dans les années 70, plus quelques autres encore pour une promenade en hélicoptère au-dessus de New York avec Jack Kennedy, pour les émeutes raciales de Chicago, pour les avocats véreux croisés au gré de divorces multiples. De digression en digression, au gré des livres, chacun des alter ego de l'auteur cherche la même épiphanie moderne : une illumination poétique susceptible de "sauver l'âme" d'un narrateur (comme le dit Ravelstein) cherchant le sens des choses dans l'angoissant chaos du monde.

Ravelstein, portrait d'un intellectuel de haute volée, juif, homosexuel et malade du sida, n'échappe pas à cette règle de la digression systématique, bien au contraire. "J'ai toujours eu un faible pour les notes, écrit le narrateur au début du livre. Et je vois que je suis maintenant en train d'utiliser une longue note pour entamer un sujet sérieux." En réalité, c'est tout le roman qui peut être vu comme une suite de notes commentant, sans jamais vraiment la nommer (la séropositivité n'est mentionnée que dans la seconde partie du livre au détour d'une phrase), ce "sujet sérieux" qu'est la mort. Celle du meilleur ami de l'auteur, mais aussi celle d'une certaine idée héroïque de la culture, à mi-chemin entre le classicisme figé de Paris et la vulgarité sophistiquée de New York.

C'est peut-être l'un des principaux intérêts qu'ont pour nous les écrivains américains d'après-guerre, qu'ils aient bâti leur œuvre dans une confrontation consciente, et souvent recherchée, avec le chaos médiatique alors en train de naître. Ce que nous prenons aujourd'hui de plein fouet - et avec quelques décennies de retard -, eux l'ont vu se mettre en place et ont cherché, soir à y répondre, soit à y inscrire leurs livres. Truman Capote, Norman Mailer, Thomas Wolf, ont flirté avec le journalisme et la politique, Gore Vidal avec la grande histoire ; Saul Bellow, lui, choisissait une autre voie. Fils de Russes mencheviks chassés par la révolution, élevé tout d'abord au Canada dans un quartier populaire d'immigrés, puis à Chicago dans les années légendaires d'Al Capone et Meyer Lansky, pétri, à égalité, de culture classique, de jazz, et de Talmud, projeté dans le New York bohème des années 30, puis au Mexique, alors que, plus ou moins militant, il cherche à interviewer Trotski - il sonne à sa porte quelques heures après son assassinat et riaura du leader révolutionnaire que la vision de son cadavre ensanglanté -, Saul Bellow a fait de cet improbable patchwork le moyen d'accès à l'universel.

Dès les premières pages de Ravelstein, le ton est donné. Le narrateur, Chick, prend son petit-déjeuner à Paris, place de la Concorde, dans une suite de l'hôtel le plus cher de la ville, le Crillon, où son ami, le très "oscarwildien" Ravelstein, vient d'emménager pour fêter son succès littéraire. La discussion tourne autour de l'économie mondiale, Keynes, les négociations franco-allemandes après l'armistice de 1918, Shakespeare, Céline, la Grèce antique, etc., tandis qu'à côté, Nikki, l'amant de Ravelstein, se remet d'une nuit passée à visionner des films de kung-fu, et qu'à l'étage supérieur, Michael Jackson et sa suite commandent un petit-déjeuner spécial, et que sous les fenêtres de l'hôtel s'agitent les fans parisiens de la star.

Sophistication et crudité, haute culture et culture de masse, dilettantisme et rigueur intellectuelle : "Il fallait être savant pour capter la modernité dans toute sa complexité et en évaluer le coût humain." Et Ravelstein est savant - à sa manière, dans le chaos du marché libre. "Que les idées les plus sérieuses de Ravelstein en aient fait un millionnaire était certainement drôle. Il fallait le génie du capitalisme pour faire une marchandise commercialisable d'idées, d'avis, d'enseignements. Cardez à l'esprit que Ravelstein était un enseignant. Non un de ces conservateurs qui idolâtrent le marché."

Le succès de Ravelstein est un accident. Il a toute sa vie vécu au-dessus de ses moyens, jusqu'à ce que son ami Chick lui suggère de rédiger un projet de livre à partir de ses enseignements universitaires : "Je ne vois pas comment vous pourriez rater votre coup. Au minimum, vous toucherez une petite avance. Ça ne peut pas être moins de deux mille cinq cents dollars. Je dirai plutôt cinq mille. Même si vous n'écrivez jamais un mot de ce livre, vous rembourserez quelques dettes et rétablirez votre capacité d'emprunt."
"L'argument fit mouche. Filouter un éditeur de quelques milliers de billets verts tout en restaurant sa crédibilité de combinard était une perspective immensément séduisante." C'est en riant que les deux compères élaborent le projet, le vendent. Et c'est en riant que Ravelstein se découvre à sa plus grande surprise en train d'écrire pour de bon : "Ce dont nous riions était la mort, et, bien sûr, la mort aiguise le sens de l'humour."

La mort est présente, et pas seulement à cause du sida. Les discours de Ravelstein en sont plein. Mort de la culture classique, massacres du XXe siècle, c'est le déluge quotidien de "la démocratie de masse et son affligeant coût humain" sur lequel vogue l'arche du professeur Ravelstein, entre excellence intellectuelle et combines prosaïques. "Il vivait selon ses idées. Son savoir était bien réel II était là pour aider, pour éclairer et remuer, pour faire en sorte, s'il le pouvait, que les grandeurs de l'humanité ne s'évaporent pas entièrement en bien-être bourgeois. Il n'y avait rien de moyen dans la vie de Ravelstein. Il n'acceptait ni la lourdeur d'esprit ni l'ennui. Le risque, la limite, l'évanouissement do la mon étaient présents à chaque instant de sa vie."

Saul Bellow dresse avec ce livre rien moins que le portrait d'un héros contemporain.

Ravelstein (Gallimard), traduction de l'anglais (Etats-Unis) par Rémy Lambrechts, 265 pages, 30 €.


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