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La
nuit du décret dans Le Matin de Paris
MICHEL DEL
CASTILLO, un physique que l'on appelle, lorsqu'on est enfant et gentil
comme tout, un physique de pruneau ou d'olive, le physique de petit Gitan
qu'il essaie de compenser, de gommer, en se tenant un rien trop droit
et en parlant avec une élégance et une préciosité
un rien voulues comme souvent le font ceux qui ont été très
misérables. Son regard ? N'y voyez pas littérature, mais
c'est celui d'un enfant qui sait à jamais l'horreur du monde. Et
il la sait.
Né en Espagne en pleine guerre civile, ii voit sa mère emprisonnée.
Puis c'est le passage clandestin vers la France et les retrouvailles avec
un père français dont sa mère vivait déjà
séparée. Jeune femme violente, résistante, farouche,
et qui en épousant la cause de ceux de gauche et en reniant son
milieu, a choque - c'est un euphémisme - le père de l'enfant
et cet enfant au regard immense, qui la fixe. Tout cela est bien encombrant,
bien encombrant pour se recaser dans son rang, suprêmement bourgeois.
Alors, il les abandonne de nouveau et c'est l'internement dans les camps
(mais si, vous savez bien, les camps qu'avaient organisés les Français
de 1939 à 1942 pour parquer tous les métèques). Et
puis c'est la fin du camp, sa mère est en Afrique - parce
que les guerres saccagent les familles, c'est ainsi - et lui ira dans
un orphelinat espagnol. Là, sa voix se casse net, il ne dira rien
de plus.
Adolescent, il est alors ouvrier d'usine à Barcelone, prof de français,
qu'il avait appris dans les camps, chez nous (une chance !). Précepteur
dans une famille chic, maçon, porteur, et mille autres métiers
tous aussi bien payés et considérés, et puis, à
vingt ans, il repasse la frontière, vers chez nous - il a vingt
ans, on est en 1953 - et là retrouve la famille exilée,
fait des études, passe son bac, et en 1956 publie son premier roman,
Tanguy, qui dit partiellement sa vie. Son premier roman, Tanguy,
qui dit partiellement sa vie. Son premier roman ? il l'a envoyé
à dix éditeurs, sept refus, trois oui (Gallimard et le Seuil).
C'est Julliard, bien sûr, qui avait été le plus rapide.
À l'époque, René Julliard exigeait qu'un manuscrit,
une fois reçu, soit lu, annoté et présente, accepté
ou refusé, en quinze jours. Ce fut un succès public immédiat,
succès qui ne s'est jamais démenti.
Michel del Castillo (c'est le nom de sa mère. Il a barré
celui du père), dès ce moment, a vécu de sa plume.
Oh, pas avec des châteaux à tourelle, mais comme un cadre
moyen, dans le Midi, avec peu de besoins. Cinq chiens. "Les mêmes
chiens que Paul Morand, ceux à la langue bleue" Le goût
de la littérature le rend snob sans qu'il s'en rende compte : honte
à moi, je ne connais pas les chiens à langue bleue. Une
compagne, un potager, des amis (non, il ne m'a sans doute pas dit cela
dans cet ordre, quoique... je n'en sois pas sûre).
La Nuit du décret (le Seuil, où il a suivi son ami Jean-Marc
Roberts) est son seizième roman. Disons-le d'emblée, c'est
un roman envoûtant, dérangeant et très très
fort. Et qui se retourne presque contre lui, car il a tellement réussi
son personnage du flic inquisiteur contemporain, un homme si monstrueux
que vous fermez le livre gêné, comme honteux de votre attirance,
plus, de votre fascination - quant à lui et son cheminement
de vieux solitaire cruel, ambigu et pathétique. Et c'est bien connu,
on aime hélas, les bourreaux.
Castillo
a le même terreau, le même humus qu'un Arrabal, le Buñuel
des premiers films ou les Saura, tant le cinéaste que le peintre
qui trace à coups de langues noires moi aussi dans cette histoire...
- et blanches des visages éclatés. Ce livre est espagnol,
mais pas de l'espagnol baroque ou visionnaire et fou, mais bien de l'espagnol
rigide et monacal. "Je me suis gardé, suis resté
rectiligne, sinon j'aurais sombré moi aussi dans cette histoire
(...). Ce livre est né d'un malaise épouvantable, d'une
sensation. Police. Polices parallèles, dossiers, archives secrètes,
fiches..." Il s'est mis à écrire, savait des couleurs,
des sons, et l'histoire s'est imposée et soudain, il s'est rendu
compte qu'il avait dans un tiroir quelque cent cinquante pages qui étaient
déjà ce livre et qui s'y sont imbriquées avec évidence.
Miracle et mystère de la création, alors que Castillo le
dit, l'affirme, il n'y a rien de mi dans ce livre, et pourtant il l'avait
déjà écrit. Deux fois ce roman s'est réimposé
à lui. Il
s'est mis à écrire, savait des couleurs, des sons, et l'histoire
s'est imposée et soudain, il s'est rendu compte qu'il avait dans
un tiroir quelque cent cinquante pages qui étaient déjà
cc livre et qui s'y sont imbriquées avec évidence. Miracle
et mystère de la création, alors que Castillo le dit, l'affirme,
il n'y a rien de lui dans ce livre, et pourtant il l'avait déjà
écrit. Deux fois cc roman s'est réimposé à
lui.
Étrange
danse glacée entre un jeune inspecteur de police mute dans la région
de Huesca sous les ordres d'un homme, Avelino Pared. Au nom de Pared,
il n'est pas un policier, pas un civil qui ne sursaute d'horreur. Alors
le jeune homme, de dossier en dossier secret - et là, le processus
(c'est la première fois que j'emploie le mot en quatre ans) est
proprement kafkaïen, chacun ayant un dossier sur l'autre, et cela
à l'infini. Le livre est alors terrorisant et quelque part vous
lisez, vous en êtes sûr, du simple quotidien.
Quant à
Castillo, on jurerait qu'il a passé sa vie au milieu des archives
de toutes les polices (il est bien évident qu'il n'a même
jamais mis les pieds dans un commissariat, un romancier n'a pas besoin
de sources, sinon ce qu'il écrirait serait bien moins vrai). D'annotations
en annotations, la terreur vous prend, et vous êtes subjugué
par cette étrange, oui, danse entre le maître noir exterminateur
et celui qui en devient le servant (il y perdra femme, enfants, amis)
et finira pat tuer Pared, ce que Pared avait bien sûr décidé
dès le premier instant, l'ayant délibérément
choisi après avoir vivisecté des centaines de milliers de
fiches de policiers, car dans les fiches du jeune flic, il y avait une
tache rouge idéale pour Pared, le manichéen suprême.
Enfant, pour rire, il avait, inconscient de la portée de son geste,
écrit une certaine lettre... C'est proprement pétrifiant
et d'une combinatoire et d'une simplicité extrêmes. Démoniaque.
Del Castillo, pour souffler (et nous donc !), donne des scènes
dans une écriture parlée immédiate, avec un art rare
pour cerner d'un mot un visage, un tic, une manie. I1 y a là, entre
autres, deux personnages de femmes écrasées qui resplendissent
pourtant de lumière.
Livre noir, monolithe. Livre noir ? Oui. Pessimiste ? Oh, à la
couleur de la vie, disons. Si les Concourt ne donnent pas leur petit cadeau
cette année à Rinaldi, comme ou leur en prête l'intention,
Castillo a écrit là un magnifique vrai Goncourt. Mais Gerber
aussi : "Mais voyons, Gerber est chez Laffont ?" Et si ça
ne comptait plus, ces choses-là, cette année. Oui, mais
voilà-t'y pas que Weyergans, pris le jeudi 9 juillet 1981 chez
Gallimard, arrive sur les tables cette semaine et que, hé hé...
Quelle horreur d'être jury Concourt, car quoi qu'ils fassent, ils
se feront engueuler.
Françoise
Xénakis
"Michel del Castillo : un enfant qui sait à jamais l'horreur
du monde"
Le Matin de Paris
25 septembre 1981
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