Le
discours du prix Nobel de Le Clezio en 2008 : Dans les instants qui ont précédé lannonce, pour moi très étonnante, de la distinction que moctroyait lAcadémie de Suède, jétais en train de relire un petit livre de Stig Dagerman que jaime particulièrement : la collection de textes politiques intitulée Essäer och texter (La Dictature du Chagrin). Ce nétait par hasard que je me replongeais dans la lecture de ce livre caustique et amer. Je devais me rendre en Suède pour y recevoir le prix que lassociation des amis de Dagerman mavait donné lété passé, afin de rendre visite aux lieux de lenfance de cet écrivain. Jai toujours été sensible à lécriture de Dagerman, à ce mélange de tendresse juvénile, de naïveté et de sarcasme. À son idéalisme. À la clairvoyance avec laquelle il juge son époque troublée de laprès-guerre, pour lui le temps de la maturité, pour moi celui de mon enfance. Une phrase en particulier ma arrêté, et ma semblée sadresser à moi dans cet instant précis alors que je venais de publier un roman intitulé Ritournelle de la Faim. Cette phrase, ou plutôt ce passage, le voici : « Comment est-il possible par exemple de se comporter, dun côté comme si rien au monde navait plus dimportance que la littérature, alors que de lautre il est impossible de ne pas voir alentour que les gens luttent contre la faim et sont obligés de considérer que le plus important pour eux, cest ce quils gagnent à la fin du mois ? Car il (lécrivain) bute sur un nouveau paradoxe : lui qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim découvre que seuls ceux qui ont assez à manger ont loisir de sapercevoir de son existence. » (Lécrivain et la conscience) Cette « forêt de paradoxes », comme la nommé Stig Dagerman, cest justement le domaine de lécriture, le lieu dont lartiste ne doit pas chercher à séchapper, mais bien au contraire dans lequel il doit « camper pour en reconnaître chaque détail, pour explorer chaque sentier, pour donner son nom à chaque arbre. » Ce nest pas toujours un séjour agréable. Lui qui se croyait à labri, elle qui se confiait à sa page comme à une amie intime et indulgente, les voici confrontés au réel, non pas seulement comme observateurs, mais comme des acteurs. Il leur faut choisir leur camp, prendre des distances. Cicéron, Rabelais, Condorcet, Rousseau, Madame de Staël, ou bien plus récemment Soljenitsyne ou Hwang Seok-yong, Abdelatif Laâbi ou Milan Kundera ont eu à prendre la route de lexil. Pour moi qui ai toujours connu sauf durant la brève période de la guerre la possibilité de mouvement, linterdiction de vivre dans le lieu quon a choisi est aussi inacceptable que la privation de liberté. Mais cette liberté de bouger comme un privilège a pour conséquence le paradoxe. Voyez larbre aux épines hérissées au sein de la forêt quhabite lécrivain : cet homme, cette femme occupés à écrire, à inventer leurs songes, ne sont-ils pas les membres dune très heureuse et réduite happy few ? Imaginons une situation extrême, terrifiante celle-là même que vit le plus grand nombre sur notre planète. Celle quont vécue jadis, au temps dAristote ou au temps de Tolstoï, les inqualifiables les serfs, serviteurs, vilains de lEurope au Moyen-Âge, ou peuples razziés au temps des Lumières sur la côte dAfrique, vendus à Gorée, à El Mina, à Zanzibar. Et aujourdhui même, à lheure que je vous parle, tous ceux qui nont pas droit à la parole, qui sont de lautre côté du langage. Cest la pensée pessimiste de Dagerman qui menvahit plutôt que le constat militant de Gramsci ou le pari désabusé de Sartre. Que la littérature soit le luxe dune classe dominante, quelle se nourrisse didées et dimages étrangères au plus grand nombre, cela est à lorigine du malaise que chacun de nous éprouve je madresse à ceux qui lisent et écrivent. Lon pourrait être tenté de porter cette parole à ceux qui en sont exclus, les inviter généreusement au banquet de la culture. Pourquoi est-ce si difficile ? Les peuples sans écriture, comme les anthropologues se sont plu à les nommer, sont parvenus à inventer une commun- ication totale, au moyen des chants et des mythes. Pourquoi est-ce devenu aujourdhui impossible dans notre société industrialisée ? Faut-il réinventer la culture ? Faut-il revenir à une communication immédiate, directe ? On serait tenté de croire que le cinéma joue ce rôle aujourdhui, ou bien la chanson populaire, rythmée, rimée, dansée. Le jazz peut-être, ou sous dautres cieux, le calypso, le maloya, le sega. (...) Alors, pourquoi écrire ? Lécrivain, depuis quelque temps déjà, na plus loutrecuidance de croire quil va changer le monde, quil va accoucher par ses nouvelles et ses romans un modèle de vie meilleur. Plus simplement, il se veut témoin. Voyez cet autre arbre dans la forêt des paradoxes. Lécrivain se veut témoin, alors quil nest, la plupart du temps, quun simple voyeur. Témoin, il arrive que lartiste le soit : Dante dans La Divina Commedia, Shakespeare dans The Tempest et Césaire dans la magnifique reprise de cette pièce, appelée Une Tempête, dans laquelle Caliban, à cheval sur un baril de poudre, menace demmener avec lui dans la mort ses maîtres détestés. Témoin, il lest parfois de façon irrécusable, comme Euclides da Cunha dans Os Sertões, ou comme Primo Levi. Labsurde du monde est dans Der Prozess (ou dans les films de Chaplin), son imperfection dans La Naissance du jour de Colette, sa fantasmagorie dans la chanson irlandaise que Joyce a mise en scène dans Finnegans Wake. Sa beauté brille dun éclat irrésistible dans The Snow Leopard de Peter Matthiessen ou dans A Sand County Almanach dAldo Leopold. Sa méchanceté dans Sanctuary de William Faulkner, ou dans Première neige de Lao She. Sa fragilité denfance dans Ormen (Le Serpent) de Dagerman. (...) Il me plaît assez de parler encore de la forêt. Cest sans doute pour cela que la petite phrase de Stig Dagerman résonne dans ma mémoire, pour cela que je veux la lire et la relire, men pénétrer. Il y a quelque chose de désespéré en elle, et au même instant de jubilatoire, parce que cest dans lamertume que se trouve la part de vérité que chacun cherche. Enfant, je rêvais de cette forêt. Elle mépouvantait et mattirait à la fois je suppose que le petit Poucet, ou Hansel devaient ressentir la même émotion, quand elle se refermait sur eux avec tous ses dangers et toutes ses merveilles. La forêt est un monde sans repères. La touffeur des arbres, lobscurité qui y règnent peuvent vous perdre. Lon pourrait dire la même chose du désert, ou de la haute mer, lorsque chaque dune, chaque colline sécarte pour montrer une autre colline, une autre vague parfaitement identiques. (...) Dans tout son pessimisme, la phrase de Stig Dagerman sur le paradoxe fondamental de lécrivain, insatisfait de ne pouvoir sadresser à ceux qui ont faim de nourriture et de savoir touche à la plus grande vérité. Lalphabétisation et la lutte contre la famine sont liées, étroitement interdépendantes. Lune ne saurait réussir sans lautre. Toutes deux demandent exigent aujourdhui notre action. Que dans ce troisième millénaire qui vient de commencer, sur notre terre commune, aucun enfant, quel que soit son sexe, sa langue ou sa religion, ne soit abandonné à la faim ou à lignorance, laissé à lécart du festin. Cet enfant porte en lui lavenir de notre race humaine. À lui la royauté, comme la écrit il y a très longtemps le Grec Héraclite. J.M.G. Le Clézio Le
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