Marcel Brion (1895-1984) dirige pendant plus de 20 ans la rubrique "littérature étrangère" du Monde (de 1948 au début des années 70). Il contribue à faire connaître au public français des auteurs tels que Rainer Maria Rilke, James Joyce (il commente Ulysses en 1928, un an avant la traduction française du roman), Robert Walser, ou encore Dino Buzzati : "Marcel Brion, c'était l'Europe avant la lettre. Il connaissait sept des langues principales parlées en Occident, et il les connaissait en découvreur de talents. Il a su choisir et il ne s'est pas trompé" (Marcel Schneider, Le Figaro, 1er juillet 1994).

Stig Dagerman et l'Enfant brûlé, par Marcel BRION, Le Monde, 12 avril 1956

Il y a longtemps que la littérature suédoise, pour autant qu'on peut la connaître d'après les traductions qui paraissent, n'avait pas donné une œuvre aussi forte et aussi originale que l'Enfant brûlé. Après l'extraordinaire floraison qui nous était parvenue en France, entre 1920 et 1938, à travers les beaux livres du Cabinet cosmopolite des éditions Stock, les peuples scandinaves ne nous avaient plus prodigués, durant ces dernières années, les surprises et les émerveillements auxquels nous avions été habitués et que nous attendions encore, vainement le plus souvent. L'Enfant brûlé (1) nous lait regretter encore davantage que l'auteur, Stig Dagerman, soit mort à trente et un ans. Nous avons perdu avec lui, certainement, un des romanciers les plus forts et les plus personnels de la période actuelle.

À vingt-deux ans Stig Dagerman avait publié son premier roman, le Serpent, dont l'âpreté brûlante avait un accent si douloureux, si corrosif, que c'était l'angoisse tout entière d'une génération qui s'y exprimait, cette génération dont l'adolescence s'achevait dans la seconde guerre mondiale et qui en recevait, spirituellement et intellectuellement, le plus grave contrecoup. Façonnée par la haletante anxiété de Kierkegaard, ayant dépassé les problèmes sociaux et les problèmes de l'appartenance religieuse pour se trouver confronté avec l'énigme même de l'être, cette génération a été obligée de reconstruire son éthique à travers les débris des morales écroulées, et dans aucun système philosophique elle n'a trouvé les solides structures qui lui convenaient, dans lesquelles elle pouvait habiter.

Les aventures politiques ont tenté cette génération perdue qui tâtonnait désespérément à la recherche de sa véritable voie, avec ce pressentiment que le désespoir peut être créateur à condition de lui laisser son aveugle violence, son choix inconscient. C'est ce qu'a exprimé, dans un de ses plus beaux poèmes, Somnambulisme cosmique (2), un compatriote et un contemporain de Dagerman, Gunnar Ekelof, "Aide-moi à chercher, aide-moi à chercher mon propre coquillage que j'aime aveuglément tel un enfant qui attend la perle de la vie... aide-moi à chercher mon coquillage qui disparut dans la mer de l'infini et dans le grand indéfini que j'aime aveuglément comme un enfant lorsqu'il attend la perle de la vie... aide-moi à chercher avant que tout soit fini. Mon dernier souffle déjà disparaît, buée parmi les algues et les étoiles de mer, et mon visage s'estompe dans le brouillard et disparaît doucement, profil humide sur le sable."

Stig Dagerman avait vingt-cinq ans lorsqu'il écrivit l'Enfant brûlé ; il en avait trente et un lorsqu'il se suicida ; il avait donné son chef-d'œuvre, une œuvre plus mûre que le Serpent, plus équilibrée que ses poèmes, plus profonde que les Difficultés nuptiales, récit avec lequel il essaya de reprendre pied dans une réalité qui ne soit pas tragique. Le plaisir charnel, fougueusement évoqué, ne possédait pas un pouvoir d'exorcisme suffisamment efficace pour conjurer l'angoisse dévorante. Il fallait sans cesse tenter de vivre totalement, sans réserves, sans pudeurs, sans restrictions, et contenter cette soif d'absolu qui voudrait réconcilier les joies de l'âme et les satisfactions du corps. Il n'était pas possible de trouver l'équilibre dans le confort des compromis et des demi - mesures. Stig Dagerman a été moins heureux que l'Enfant brûlé, qui après l'échec de son suicide se reprend à vivre.

Le romancier n'a pas manqué le sien, et il semble que l'intense horreur de sa fin ait été le couronnement véritable de cette existence traquée qui fut la sienne, dévorée par une inquiétude sans remède.

Le tempo du roman lui-même, avec ses ralentissements, lourds et écrasants - je songe surtout à l'enterrement de la mère, au début, - suit les cheminements intérieurs de l'angoisse et tisse le pesant filet des événements dans lequel le héros du livre sera pris, enserré, inexorablement. Bengt ne pourra pas échapper à cette hantise qui le pousse dans les bras de la seconde femme de son père, justement parce qu'il a aimé la première - sa mère - d'une de ces passions enfantines, inconscientes d'elles-mêmes. Et c'est parce que l'étrangère, l'intruse, vient prendre au foyer la place de la morte que le jeune homme éprouve pour elle ce déchirant amalgame de haine et d'amour qui fait que l'inévitable, enfin, s'accomplit.

L'oppressante atmosphère de ce roman, si déchirant et si pur en même temps, car dans sa liaison avec la seconde femme de son père c'est une mère encore que Bengt cherche, cette atmosphère de froid crispé et de grisaille sans lumière, exprime très fortement et très justement le désarroi de l'Enfant brûlé. Représentant d'une génération perdue dont on a sapé les supports intellectuels et moraux et qui a achevé de démolir ce qu'on en avait laissé, le héros de Stig Dagerman est conduit par une sorte de fatalité, à laquelle il obéit dans la poussée inconsciente d'un instinct désespéré vers le lieu d'asile.

Ce lieu d'asile ce sera l'île où Bengt et Gun vivront quelque temps, mais la solitude ne fait qu'accroître leur angoisse, cette angoisse qui est le poison des rares heures de joie et de paix. Si Gun incarne l'inconscience organique de la créature charnelle, tellurique, qui se donne au père et au fils, sans remords, sans scrupule, parce qu'elle est la Terre, et que sa fonction est de se donner, dans Bengt se forme l'irréalisable chimère de rejoindre sa mère réelle dans un élan désespéré pour retourner au cœur même des éléments.

Ce roman d'une rare audace est écrit avec une discrétion et une gravité que l'on admire d'autant plus chez un écrivain de vingt-cinq ans qu'il s'efforce désespérément de saisir le fond du problème et qu'il renonce pour cela aux brillantes hardiesses, aux facilités provocantes. Si Bengt se détourne de sa fiancée, Bérit, qu'il épousera cependant, c'est parce que dans son aspect physique comme dans son caractère il n'y a rien de maternel. Peut-être aussi - et les psychanalystes auraient beaucoup à dire là-dessus - Bengt aspire-t-il à s'égaler à son père, à devenir son père, en possédant la seconde femme de celui-ci. Les problèmes que pose ce sombre et beau roman, d'une douloureuse ardeur, où n'intervient aucun artifice de composition et d'écriture et dont je connais peu d'équivalents dans le roman français actuel, Stig Dagerman n'a pas tenté l'impossible aventure de leur donner une solution. Il nous présente la vie de Bengt, son héros, avec ce naturel effrayant que l'on rencontre aussi dans la tragédie grecque lorsque nous nous trouvons en présence de ces hommes frappés par la fatalité : œdipe, Oreste. Entre le fatum et l'individu il n'y a pas de place pour une explication rationnelle, encore moins pour un diagnostic scientifique. Ce sont des forces obscures, inconnues, qui parlent et qui mènent les hommes. Bengt souhaite, sans même pouvoir se le formuler à lui-même, un absolu qui n'a rien de commun avec le " monde des petits chiens ", dont il essaiera de s'évader deux fois, en se pendant à un arbre dont la branche casse, en s'ouvrant les veines, mais on arrive à temps pour l'empêcher de mourir.

L'absurde sans rémission de l'existentialisme déroule-t-il une chaîne sans responsabilité de causes et de conséquences ? Y a-t-il au contraire une loi ignorée qui dirige les actions humaines et confère un sens même aux plus criminelles, aux plus illogiques ? Existe-t-il une réponse même à ces questions pour un jeune homme comme Bengt, miné par un désespoir radical et condamné à ne jamais atteindre l'impossible paix qui serait son salut ?

Il faut lire ce livre tragique et amer, où les personnages tournent, comme des captifs dans une prison, autour du foyer de leurs hantises. Les choses elles-mêmes semblent hantées, et les vêtements de la morte que le père donnera à sa seconde épouse, paraissent doués d'une vie indépendante, presque diabolique. Les psychanalystes - encore... - définiront la signification des chaussures, de la robe, de la laisse du chien ; je leur laisse ces commentaires dont le roman de Stig Dagerman n'a pas besoin et qui fausseraient même son sens profond, sa gravité fatidique : la vie de l'homme et l'univers de ses passions sont des énigmes sur lesquelles le romancier, qu'il le veuille ou non, projette d'étranges lumières. Et c'est par ses obscurités autant que par ses lumières qu'une œuvre d'art comme celle-ci exerce sa puissante fascination.

(1) Stig Dagerman, l'Enfant brûlé, traduction de F. Backlund. Gallimard.
(2) Dans le recueil Tard sur la terre, traduit par Jean-Clarence Lambert et publié par Pierre Seghers.

Maurice Brion


Maurice Brion fait une allusion au "CABINET COSMOPOLITE" : c'est une collection de 91 titres publiés entre 1925 et 1947 dans la collection "Le Cabinet cosmopolite" des éditions Stock.
Cette collection a été créée en 1925 sous la direction de Lucien Maury avait pour ambition de regrouper des œuvres de littérature d'expression étrangère, traduites en majorité pour la première fois en français.
Au-delà des œuvres tirées en petit nombre comme celles de Virginia Woolf (550 exemplaires pour Les Vagues et Années), et encore Mrs Dalloway et Flusch la collection comprend des titres d'ouvrages tel que Amok ou le Fou de Malaysie, la Confession d'un jeune Anglais, Intentions d'Oscar Wilde, et bien d'autres, d'auteurs aussi divers que : Michel BABITS, Herman BANG, Maurice BARING, Max BEERBOHM, Arnold BENNETT, H. BERGMAN, Yvan BOUNINE, Louis BROMFIELD, Hans CAROSSA, CHANDIDASA, Saratchandra CHATTERJI, Charles DICKENS, Fédor DOSTOIEVSKY, Théodore DREISER, Peter EGGE, Thomas HARDY, Nathaniel HAWTHORNE, Joseph HERGESHEIMER, Hermann HESSE, Ernst Theodor Amadeus HOFFMANN, Hugo de HOFMANNSTHAL, W. H. HUDSON, Richard HUGHES, Aldous HUXLEY, Henry JAMES, JEAN-PAUL, Gottfried KELLER, Hermann KEYSERLING, Okamoto KIDO, S. KIERKEGAARD, Hans E. KINCK, Aleksis KIVI, Selma LAGERLÖF, David Herbert LAWRENCE, Sinclair LEWIS, Ludvig LEWISSON, Katherine MANSFIELD, Harry MARTISON, Carson MCCULLERS, Conrad Ferdinand MEYER, Karin MICHAËLIS, George MOORE, Charles MORGAN, NOVALIS, Costis PALAMAS, Teresa de La PARRA, Walter PATER, PEARL BUCK, Jean-Paul RICHTER, Otto RUNG, Anderson SHERWOOD, Arthur SCHNITZLER, SEI-SHONAGON, Sigfrid SIWERTZ, Logan Pearsall SMITH, Gertrude STEIN, Theodor STORM, Stijn STREUVELS, August STRINBERG.


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