LE
MARIAGE, DU CHAMP DE BATAILLE AU CHAMP DE RUINES
Dans Anatomie
d'une chute, le personnage de Sandra dit, lors de son procès,
que dans un mariage l'on se bat contre soi-même, contre l'autre
et contre les autres. Nous en avons ici une belle illustration !
Dorothea et Casaubon : quelques passages marquants
Dorothea
à Casaubon : "N'allez-vous pas faire maintenant ce dont
vous parliez naguère ; n'allez-vous pas décider des
parties que vous utiliserez pour commencer à écrire le livre
qui rendra votre vaste savoir utile au monde entier ?" (p. 283)
Dorothea découvre le pot aux roses : Casaubon n'a rien fait d'autre
que compulser des milliers de notes, il est incapable de produire quoi
que ce soit, en plus d'être déjà dépassé.
Elle le confronte à son échec et met à nu ce qu'il
n'osait s'avouer mais pressentait bien en son for intérieur. Immense
déception commune : elle pensait pouvoir se rendre utile et s'élever
grâce à lui, il pensait trouver en elle un appui. En réalité
il la tient à distance et elle s'avère critique et lui renverra
chaque fois qu'il la verra l'image cinglante de sa faillite.
Casaubon s'était fourvoyé sur le mariage et sur Dorothea
: "il avait réfléchi qu'en prenant femme, un homme
[
] devait souhaiter et choisir avec soin une jeune personne en pleine
santé - plus elle serait jeune, mieux cela vaudrait, car elle serait
plus éducable et docile" (p. 382)
Ce mariage
raté m'a paru encore plus intéressant, ce qui tient certainement
au personnage à la fois fascinant et exaspérant qu'est Rosamond.
Lydgate a certes des ambitions progressistes tout à fait louables
en matière scientifique mais c'est bien un "homme de son temps"
pour ce qui concerne sa vision des femmes et du mariage :
- P. 234 : "Mlle Vincy, qui avait précisément la
forme d'intelligence souhaitable chez une femme - polie, raffinée,
docile, prête à se laisser guider vers la perfection."
- P. 368 : "Il estimait que l'une des plus gracieuses attitudes de
l'esprit féminin consiste à adorer la prééminence
d'un homme sans savoir trop précisément en quoi elle consiste."
- P.474 : Rosamond : "Je ne renonce jamais à quelque chose
que j'ai décidé de faire, dit Rosamond. Bravo ! dit Lydgate.
Cette fermeté d'intention pour la bonne cause était adorable."
Si seulement Lydgate avait pu savoir à quel point ce trait de caractère
de Rosamond allait être funeste et se retourner contre lui !
- P.477 : "Il avait l'impression de se trouver déjà
caressé par le souffle d'une délicieuse affection conjugale
comme en pourrait dispenser une créature accomplie, capable de
vénérer ses nobles méditations et ses travaux d'importance
capitale, sans jamais y faire obstacle, capable de créer l'ordre
dans la maison et dans les comptes par une magie silencieuse [
]
une créature pourvue de toutes les connaissances requises d'une
femme sans un iota de plus, donc docile et prête à exécuter
les ordres qui lui viendraient du niveau supérieur d'instruction."
- P.770 : "Cette déclaration de Lydgate fut comme une borne
marquant tristement la distance parcourue depuis son ancien pays des rêves,
où Rosamond lui apparaissait comme ce parfait échantillon
de féminité qui allait vénérer l'esprit de
son mari à la manière d'une sirène accomplie et ne
se servir de son peigne et de son miroir et ne chanter ses chansons que
pour offrir une détente à la sagesse de ce seul homme adoré."
Rosamond
est un personnage détestable, à se taper la tête
contre les murs et à avoir envie de lui taper la tête contre
les murs :
- Elle vit dans le propre roman (le terme revient à plusieurs reprises)
qu'elle s'est construit, elle est complètement imperméable
à la vie, aux autres, à ce qui se passe autour d'elle, à
mon sens c'est une sociopathe et elle en présente plusieurs traits
:
Incapacité ou manque de volonté à se mettre
à la place des autres et à éprouver de l'empathie,
Incapacité à ressentir de la culpabilité,
Incapacité à prendre la responsabilité de
ses actes,
Faible tolérance à la frustration.
- C'est
une jolie poupée de porcelaine mais au vide abyssal, p. 775 : "[
]
contempler à travers un voile d'illusion de plus en plus mince
la surface vide et terne qu'offrait l'esprit de Rosamond face à
son ardeur consacrée aux objectifs les plus désintéressés"
puis p. 921 : "L'esprit de la pauvre Rosamond ne contenait
pas d'espaces assez grands pour faire paraître petits les éléments
du luxe."
- Obstinée,
obtuse, menteuse, hypocrite, égoïste, égocentrique,
hédoniste et superficielle, elle est l'archétype de la petite
fille pourrie gâtée. Elle ne voit dans son mari que le moyen
de s'élever socialement et de briller aux yeux des autres.
Ce
qui marque
C'est que
ces quatre personnages se sont lourdement fourvoyés sur leur (futur)
époux, sur eux-mêmes, sur le mariage. Ils ne s'étaient
jusque-là sans doute jamais vraiment confrontés à
l'Autre et affrontent l'expérience vertigineuse et déceptive
de l'Altérité dans le cadre d'une relation qu'ils ont contractée
"jusqu'à ce que la mort les sépare". C'est
à se demander s'il ne s'agit pas, en creux, d'une ode au concubinage
et d'une critique du mariage bourgeois/ aristocratique tel qu'il se pratiquait
alors. Comment un homme et une femme auraient-ils pu se connaître
après s'être croisé quelques fois au détour
d'un salon ou de rencontres organisées très codifiées
? Il paraît insensé et suicidaire de lier sa vie, pour le
meilleur et pour le pire, à celle d'un être auprès
duquel l'on aura "vécu" que quelques heures et dont on
ne sait rien ou si peu.
Le mariage apparaît comme un piège macabre qui s'est refermé
sur eux.
J'ai toutefois ressenti plus d'empathie pour les femmes que pour les hommes.
En effet, Casaubon et Lydgate ont eux-mêmes creusé leur propre
tombeau et ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes car ils
ont mésestimé et sous-estimé les femmes. Ils se sont
mépris sur leur compte : là où ils pensaient trouver
des êtres dociles, malléables, qu'ils allaient pouvoir mettre
au service de leurs travaux, ils ont trouvé des êtres à
la volonté de fer (Lydgate finit par céder à Rosamond),
doués de faculté de juger, ayant leurs propres objectifs,
des caractères bien trempés, etc. Ils se sont mépris
et elles les méprisent, il y a donc double méprise. Dorothea
se rend compte que Casaubon ne crée rien et Rosamond se soucie
comme d'une guigne des travaux de son mari et trouve même que son
métier a quelque chose de dégoûtant.
Si les affres du mariage sont décrites de manière très
subtile et si les portraits psychologiques sont d'une grande richesse,
le fait que les aspects charnels de la vie conjugale ne soient jamais
évoqués "manque ".
Contre-exemples
Certains
mariages sont réussis mais ils occupent des places beaucoup plus
secondaires dans le roman :
- Les Garth
- Les Vincy
- Celia et Sir James
- Les Bulstrode. J'ai trouvé admirables les pages 981 à
983 dans lesquelles l'abnégation et le sens du sacrifice d'Harriet
Bulstrode frappent. Elle est l'incarnation du fait que l'on se marie "pour
le meilleur et pour le pire" et aura vraiment connu les deux. Elle
apparaît comme le double positif de Rosamond, qui n'est elle d'aucun
soutien pour son mari : "C'est seulement à 8h du soir que
la porte s'ouvrit et livra passage à sa femme. Il n'osa lever les
yeux vers elle. Il resta assis, les yeux baissés. En se dirigeant
vers lui, elle le trouva petit, tant il paraissait desséché.
Un mouvement, une grande vague de compassion nouvelle et de tendresse
familière la parcourut ; elle posa une main sur une des siennes
; elle mit son autre main sur l'épaule de son mari, et dit d'une
voix solennelle, mais avec bonté 'Relevez la tête, Nicholas'".
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