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PROUST
ET THOMAS HARDY
Proust
et nos lectures
Parmi nos
lectures de cette année, difficile de ne pas oublier Proust !
Outre le livre lu Proust,
roman famililal de Laure Murat, nos auteurs ont été
aimés par Proust ou vice-versa : George
Eliot, Jorge Semprun et maintenant Thomas Hardy...
Dans une
lettre à Robert de Billy en 1910, Proust remarque : « Cest
curieux que dans tous les genres les plus différents, de George
Eliot à Hardy, de Stevenson à Emerson, il ny
a pas de littérature qui ait sur moi un pouvoir comparable à
la littérature anglaise et américaine. LAllemagne,
lItalie, bien souvent la France me laissent indifférent.
Mais deux pages du Moulin sur la Floss (dEliot) me font
pleurer. »
Proust
et Thomas Hardy : un même peintre
Peggy Blin-Cordon
et Laurence Estanove, dans leur article « Hardy
in France: Belles Lettres and Popular Culture », FATHOM
(revue de la French Association for Thomas Hardy Studies), n°5, avril
2018, précisent que :
« De
nombreuses études se sont penchées sur la fameuse admiration
réciproque des deux écrivains ou ont analysé leurs
uvres conjointement. Ces dernières années, c'est
le cas, entre autres, de Diane de Margerie, traductrice de plusieurs
textes d'Hardy qui a consacré la dernière partie de son
étude bien nommée Proust
et l'obscur aux parallèles entre Proust et Hardy, ainsi
qu'avec Proust et le peintre français Gustave Moreau. Compte
tenu de la force visuelle de l'écriture de Hardy, largement analysée
par plusieurs critiques, il n'est pas surprenant de le voir ainsi apparaître
aux côtés d'un peintre. C'est d'ailleurs aussi un peintre
français, Jacques-Émile Blanche (1861-1942), qui a offert
à Hardy et à Proust une présence durable dans les
esprits : le Portrait de Marcel Proust de Blanche (1892), aujourd'hui
exposé au musée d'Orsay, est de loin la représentation
la plus célèbre de l'écrivain français,
tandis que le portrait-esquisse de Hardy par Blanche se trouve désormais
dans la collection de la Tate, une deuxième version "terminée",
peinte plus tard par Blanche, étant conservée à
la Manchester City Art Gallery. »
Portrait
de Marcel Proust, 1892, Paris,
musée d'Orsay
Portrait de Thomas Hardy, 1906,
Londres, Tate Gallery
par
Jacques-Émile Blanche (1861-1942)
On peut
lire sur le site
de la Tate Gallery en lien avec le tableau :
« Blanche
correspondait avec Hardy depuis un certain temps et essayait de faire
son portrait, mais il ne l'a rencontré que l'après-midi
au cours duquel ce portrait a été peint.
Hardy s'est présenté à l'improviste à son
hôtel de Londres et a déclaré qu'il serait prêt
à poser immédiatement, car il disposait d'un peu de temps
entre deux rendez-vous. Le croquis a été peint en une
heure et demie dans l'atelier voisin de Blanche, sur William Street.
C'était une journée très chaude et Hardy souffrait
beaucoup de la chaleur.
Blanche a ensuite peint un deuxième portrait (assez différent
dans la pose et réalisé en de nombreuses séances)
qui se trouve maintenant à la Manchester City Art Gallery. Blanche
lui-même préférait de beaucoup ce deuxième
portrait entièrement achevé. »
Proust
et Thomas Hardy se réfèrent l'un à l'autre
Thomas Hardy dans son journal
Thomas Hardy
lui-même a établi des liens entre ses écrits et ceux
de Proust en se référant à la nature essentiellement
subjective de l'amour exposée dans La
Bien-Aimée, copiant en juillet 1926 dans son journal des
citations de À l'Ombre des jeunes filles en fleur de Proust
publiées dans la revue Marsyas
(ce qui ne veut pas dire qu'il a lu Proust...) :
«
Juillet
1926. Remarque. Il semble que la théorie exposée
dans La
Bien-Aimée en 1892 ait depuis été développée
par Proust encore plus loin :
"Peu de personnes comprennent le caractère purement
subjectif du phénomène qu'est l'amour, et la sorte de
création que c'est d'une personne supplémentaire, distincte
de celle qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart
des éléments sont tirés de nous-mêmes. »
(À
lombre des jeunes filles en fleurs, I).
Proust dans un de ses carnets
Proust,
lui, a lu Thomas Hardy : « Nous
savons daprès sa correspondance quentre 1906 et la
fin de 1910, que Proust a lu les premières traductions de Jude
the Obscure, The Well-Beloued, A Pair of Blue Eyes et Far From
the Madding Crowd, précise Emily Eells dans son article "Les
pierres du Wessex : lecture d'une page de brouillon de Proust". Dans
un long carnet étroit, il a griffonné quelques notes qui
font la synthèse de sa lecture de Hardy.
"Thomas
Hardy. Je remarque dans les Yeux bleus cet admirable parallélisme
géométrique, ces tombes à côté les
unes des autres, ces gens qui s'assoient/qui reviennent sasseoir
sur la tombe de Jethway, ce bateau parallèle à la montagne
où sont Knight et Elfride, et ces wagons contlgus où sont
Knight et Smith tandis quun 3e wagon emporte Elfride morte. Et
le roman un peu ennuyeux sans se presser de Smith, suivi du roman de
Knight comme la Bien Aimée, mais Ici cest la femme
qui en aime 3. Et toujours, comme dans Jude lObscur, le
morceau de sculpture, de pierre sculptée. Quel rôle joue
la pierre dans ses livres. Tombe, église, carrrière. Marcia
épouse Pierston comme Arabella le réépouse.
Un
peu de Denys lAuxerrois de Pater dans Pierston et lîle.
[en
marge] Les romans de H[ard]y sont construits ainsi superposablement,
les tombes, les Avice lune sur lautre. Un petit coin de
terre et tout vertical lun sur lautre comme dans lîle
où les maisons sont superposées.
Dans ce
brouillon, Proust dégage quelques qualités essentielles
de lécriture de Hardy. Une étude de ce quil
note à propos de The Well-Beloved, A Pair of Blue Eyes et
Jude the Obscure permet ensuite de relire les autres romans de
Hardy à la lumière proustienne.
La
phrase "cet admirable parallélisme géométrique"
décèle lintérêt que Proust porte à
la construction des romans de Hardy. Il cite à lappui Les
Yeux bleus,
roman modèle de la structure hardyenne sil en fut.
(...) Une
autre caractéristique fondamentale de l'écriture de Hardy
que Proust met en valeur est le rôle de la pierre. Les pierres qui
jonchent le paysage du Wessex datent des temps primitifs, demeurent comme
des ruines du Moyen Age, ou se dressent encore comme des cathédrales
gothiques ou comme des malsons élisabéthaines. Dans ces
notes de brouillon consacrées à Hardy, Proust dessine le
cycle pierreux de la tombe, église et carrière qui, bien
quinversé, représente le destin du personnage hardyen.
La pierre ne disparaît jamais du paysage, rappelant constamment
que le personnage est prisonnier du cycle : il a beau essayer de contrecarrer
la force de la pierre, il narrivera jamais à la faire bouger.
» (Emily Eells, « Les pierres du Wessex : lecture d'une page
de brouillon de Proust », Tropismes,
revue d'études anglophones, Université de Nanterre, n° 6,
1993).
Proust et Hardy dans La Recherche du temps perdu
Proust retravaillera
le brouillon cité lors de la rédaction de La Prisonnière.
Les phrases
de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis à
Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de
l'amour de Swann et d'Odette, « les parents de Gilberte, que
vous connaissez je crois. Vous m'avez dit qu'elle avait mauvais genre.
N'a-t-elle pas essayé d'avoir des relations avec vous ? Elle
m'a parlé de vous. Oui, comme ses parents la faisaient
chercher en voiture au cours par les trop mauvais temps, je crois qu'elle
me ramena une fois et m'embrassa », dit-elle au bout d'un
moment, en riant et comme si c'était une confidence amusante.
« Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais les femmes.
» (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que Gilberte
l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de précision
que Gilberte lui avait posé cette question bizarre ?) « Même,
je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui
répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait
que Gilberte m'eût raconté cela et qu'elle ne voulait pas
que je constatasse qu'elle me mentait.) « Mais nous ne fîmes
rien du tout. » (C'était étrange, si elles avaient
échangé ces confidences, qu'elles n'eussent rien fait,
surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées
dans la voiture, au dire d'Albertine.) « Elle m'a ramenée
comme cela quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est
tout. » J'eus beaucoup de peine à ne poser aucune question,
mais, me dominant pour avoir l'air de n'attacher à tout cela
aucune importance, je revins aux tailleurs de pierre de Thomas
Hardy. « Vous vous rappelez assez dans Jude
l'obscur, avez-vous vu dans La
Bien-Aimée, les blocs de pierres que le père
extrait de l'île venant par bateaux s'entasser dans l'atelier
du fils où elles deviennent statues ; dans les Yeux bleus le
parallélisme des tombes, et aussi la ligne parallèle du
bateau, et les wagons contigus où sont les deux amoureux et la
morte, le parallélisme entre La Bien-Aimée où l'homme
aime trois femmes, les Yeux bleus où
la femme aime trois hommes, etc., et enfin tous ces romans superposables
les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées
en hauteur sur le sol pierreux de l'île ? Je ne peux pas vous
parler comme cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans
Stendhal un certain sentiment de l'altitude se liant à la vie
spirituelle, le lieu élevé où Julien Sorel est
prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice,
le clocher où l'abbé Blanès s'occupe d'astrologie
et d'où Fabrice jette un si beau coup d'il. Vous m'avez
dit que vous aviez vu certains tableaux de Ver Meer, vous vous rendez
bien compte que ce sont les fragments d'un même monde, que c'est
toujours, quelque génie avec lequel elle soit recréée,
la même table, le même tapis, la même femme, la même
nouvelle et unique beauté, énigme à cette époque
où rien ne lui ressemble ni ne l'explique, si on ne cherche pas
à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression
particulière que la couleur produit. Hé bien, cette beauté
nouvelle, elle reste identique dans toutes les uvres de Dostoïevski
(...) ».
Soyons
juste, Thomas Hardy en aime d'autres aussi...
«
Les deux ne se sont jamais rencontrés, mais il est prouvé
que Hardy avait réellement lu Hugo
et le respectait grandement. En 1902, à l'occasion du centenaire
de la naissance d'Hugo, il écrit dans une revue française
:
"Sa
mémoire doit perdurer. Ses uvres sont les cathédrales
de l'architecture littéraire, son imagination ajoutant de la
grandeur au colossal et du charme au petit."
Un tel hommage
est un compliment remarquable venant d'un homme de lettres qui a mis une
grande partie de son savoir-faire d'ancien tailleur de pierre dans l'écriture
de son roman. En 1903, il fit un autre commentaire sur Hugo dans une lettre
à Sir George Douglas. Affirmant explicitement son admiration, il
rend hommage au radicalisme d'Hugo, un autre aspect que partageaient les
deux artistes :
"Je
suis toujours un Victor-Hugo-ite. S'il franchit souvent la limite de
l'extravagance, ses idées sont si saisissantes, même lorsqu'il
le franchit, qu'elles ne manquent jamais de me retenir. Comme vous le
dites, ses misérables ne sont pas aussi réels que ceux
de Dickens, mais ils montrent, à mon avis, une grande supériorité,
celle de l'universalité, tandis que ceux de Dickens n'expriment
que le particulier."
(...) Léloge
dHugo par Hardy ne se limite pas à ces commentaires. Il rend
également hommage au poète Hugo dans la partie 'Imitations,
etc." de ses Poems of Past and Present de 1901, dans un poème
simplement intitulé "From Victor Hugo". Le poème
est une adaptation de "À une femme" de Hugo, publié
dans les Feuilles d'automne en 1831. » (Peggy Blin-Cordon,
Laurence Estanove, « Hardy
in France: Belles Lettres and Popular Culture », FATHOM,
n°5, avril 2018).
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