Comparaison des trois traductions

1901
Mathilde Zeys, traductrice de quelques livres en anglais et allemand

Archipoche
,
471 p.
2011
Thierry Gillyboeuf
écrivain
et traducteur
Ed. Sillage, 432 p.
2023
Sophie Chiari
universitaire
et traductrice

Livre de poche
, 768 p.

La traduction à éviter est la plus ancienne, celle de Mathilde Zeys...

Pourquoi ? Parue en 1901 sous le titre Barbara, elle est rééditée sous le titre Loin de la foule déchaînée en 1980, légèrement révisée, mais... : le nom des personnages et le découpage des chapitres ne sont pas respectés, des paragraphes entiers sont supprimés, ou modifiés, comme on peut le voir ci-dessous avec le début des deux premiers chapitres...

Voici le commentaire alambiqué de l'éditeur en 1980, qui suit une préface de Kenneth White :

NOTE DE L'ÉDITEUR — Du roman de Thomas Hardy, Far from the Madding Crowd, nous reproduisons ici, à peine modifiée, la traduction parue en 1901 au Mercure de France, sous le titre Barbara. Œuvre d'un temps où l'on croyait encore au "génie" de la langue, elle témoigne de la marge de liberté, dont disposait un traducteur de roman face au texte original (signalons que Bathsheba, l'héroïne du livre, devient Barbara). Depuis lors, l'éthique du calque a succédé à celle de la transposition. Les gains et les pertes qui résultent de cette évolution font l'objet de débats infinis.
Une constatation toutefois : Goethe vit en Nerval, Poe dans Baudelaire, Gogol dans Mérimée, Nietzche dans Henri Albert, Emily Brontë dans Teodor de Wyzewa, bien plus fortement que dans les traductions savantes, qui furent élaborées ultérieurement. D'appartenir au même siècle que l'auteur qu'il traduit ne confère pas ipso facto au traducteur le privilège de l'authenticité. Mais, dans l'aventure très aléatoire, contre nature, de toute traduction, l'inconscient collectif partagé est au moins une une garantie.
Familière sans être trompeuse, libre, mais juste dans ses effets, voici
l'expression que des contemporains de Thomas Hardy ont pu donner et recevoir d'un certain terroir imaginaire mais profondément enraciné : un monde dont l'existence en tout autre idiome que le sien demeure à jamais problématique, le naturel étant sa loi.

Début du livre dans la version d'origine en ligne sur gutenberg.org
CHAPTER I - Description of Farmer Oak-An Incident

When Farmer Oak smiled, the corners of his mouth spread till they were within an unimportant distance of his ears, his eyes were reduced to chinks, and diverging wrinkles appeared round them, extending upon his countenance like the rays in a rudimentary sketch of the rising sun.
His Christian name was Gabriel, and on working days he was a young man of sound judgment, easy motions, proper dress, and general good character. On Sundays he was a man of misty views, rather given to postponing, and hampered by his best clothes and umbrella: upon the whole, one who felt himself to occupy morally that vast middle space of Laodicean neutrality which lay between the Communion people of the parish and the drunken section,-that is, he went to church, but yawned privately by the time the congregation reached the Nicene creed, and thought of what there would be for dinner when he meant to be listening to the sermon.

CHAPTER II - Night-The Flock-An Interior-Another Interior
It was nearly midnight on the eve of St. Thomas’s, the shortest day in the year. A desolating wind wandered from the north over the hill whereon Oak had watched the yellow waggon and its occupant in the sunshine of a few days earlier.


Traduction de 1901 de Mathilde Zeys, Archipoche
        
1 Un incident dans la vie du fermier Oak
Le fermier Oak était un jeune homme de vingt-huit ans, sérieux et intelligent. Infatigable au travail et levé dès l'aurore, il allait et venait gaiement, sans cesse occupé des soins nombreux qu'exigeait son exploitation. Toujours très proprement vêtu, il avait un aspect très présentable. Tel, du moins, il était en semaine ; mais, le dimanche, il devenait un personnage guindé et gêné par ses habits de gala et l'immense parapluie qu'il portait sous son bras gauche. Pour définir son caractère, d'après la gamme de l'opinion publique, j'ajouterai que, selon l'humeur morose ou gaie de ses semblables, il passait pour méchant ou bon.
Comme, après tout, il y a six fois plus de jours ordinaires que de dimanches, le portrait de Gabriel Oak lui convient mieux en habits de travail, et c'est sous cette forme que nous le présenterons au lecteur.

2 Plus ample connaissance
C'était la veille de la Saint-Thomas, le jour le plus court de l'année. Minuit. Un âpre vent du nord soufflait sur la colline d'où, quelques jours plus tôt, Oak avait aperçu le chariot jaune.


Traduction de 2011 de Thierry Gillyboeuf, éd. Sillage
Chapitre I - Description du fermier Oak - Un incident
Quand le fermier Oak souriait, les commissures de ses lèvres touchaient presque ses oreilles, ses yeux se plissaient jusqu'à ne plus former que deux fentes et un faisceau de rides apparaissait autour d'eux, qui dessinait sur son visage comme les rayons d'un soleil levant sur un croquis rudimentaire.
Il avait pour prénom Gabriel. Durant la semaine, c'était un jeune homme au jugement sain, équilibré, proprement vêtu et, d'une manière générale, doté d'un bon caractère. Le dimanche, c'était un homme perdu dans des abîmes de perplexité, plutôt enclin à la procrastination, gêné par son costume et son parapluie. L'un dans l'autre, il avait le sentiment d'occuper moralement cet immense espace intermédiaire de la neutralité laodicéenne* qui se situe entre les ouailles qui vont communier et la section des ivrognes - autrement dit, il se rendait à l'église, mais bâillait en catimini au moment où la congrégation arrivait au credo de Nicée, et se demandait ce qu'il y aurait à déjeuner quand il était censé écouter le sermon.

* Laodicée était la capitale de la Phrygie, en Asie mineure. Jésus s'adressa à ses habitants pour fustiger leur tiédeur et leur prosaïsme (Apocalypse 3 :14-22)

Chapitre II - Nuit-Le troupeau-Un intérieur-Un autre intérieur
Il était près de minuit en cette veille de la Saint-Thomas, la journée la plus courte de l'année. Un vent pénétrant soufflait du nord sur la colline où Oak avait observé, quelques jours plus tôt, le chariot jaune et ses occupants.


Traduction de 2023 de Sophie Chiari, Livre de poche
Chapitre 1 - Description du fermier Oak - Un incident
Lorsque le fermier Oak souriait, les coins de sa bouche remontaient jusqu'à arriver à une courte distance de ses oreilles ; ses yeux se réduisaient à des fentes tandis que des rides divergentes se formaient tout autour d'eux, s'étendant de loin en loin sur son visage tels les rayons d'un soleil levant grossièrement dessiné.
Il se prénommait Gabriel et, en semaine, c'était un jeune homme au jugement sûr, leste, habillé comme il fallait et d'un caractère agréable. Le jour du Seigneur, c'était un homme aux idées floues, plutôt enclin à la procrastination, gêné par ses habits du dimanche et son encombrant parapluie. Dans l'ensemble, c'était quelqu'un qui, sur le plan de la morale, avait l'impression d'occuper ce vaste entre-deux de neutralité laodicéenne* qui séparait les buveurs de ceux qui prenaient part à la communion : en d'autres termes, il fréquentait l'église, mais il bâillait déjà intérieurement au moment où la congrégation abordait le Credo de Nicée** et songeait à ce qu'il y aurait à manger pour le dîner alors qu'il était censé écouter le sermon.

*Les habitants de la ville de Laodicée, qui vouaient un culte à Esculape, le dieux de la médecine, étaient réputés pour leur neutralité ou leur indifférence religieuse. Dans le texte de l'Apocalypses, l'ange s'adresse ainsi à l'un d'eux : " Ainsi, parce que tu es tiède, et ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche ". (Apocalypse 3 :14-22)

**Le premier concile de Nicée, convoqué par l'empereur Constantin Ier en Bithynie (une province de l'actuelle Turquie) en mai 325, affirme l'idée de la consubstantialité du Père et du Fils, alors qu'Arius, lui, affirmait que le Fils, créé par le Père, n'était pas éternel. Cette croyance fut condamnée et déclarée hérétique lors de ce même concile. Six ans après ce roman, Hardy écrira Un Laodicéen (1880-1881).

Chapitre 2 - La nuit, le troupeau, un intérieur, un autre intérieur

Il était presque minuit en cette veille de la Saint-Thomas*, le jour le plus court de l'année. Un vent glacial venu du nord soufflait sur la colline où, quelques jours auparavant, Oak avait observé sous le soleil la charrette jaune et son occupante.

*Le 21 décembre, jour où les ouvriers agricoles avaient coutume de battre la campagne pour aller quémander auprès des fermiers une pièce de monnaie ou quelque don en nature, généralement de la nourriture.


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