"Amin
Maalouf, le retour de l'enfant prodige"
propos recueillis par Marianne Payot, Lire, 1er juin 1994.
Il a
abandonné le journalisme pour la littérature, quitté
le Liban pour la France et rencontré tous les honneurs avec son
cinquième roman, Le rocher de Tanios, prix Goncourt 1993. Depuis
le 8 novembre dernier, Amin Maalouf n'a pas eu un jour de répit,
parcourant la France et le monde, de librairie en salon du livre, accumulant
près de 150000 kilomètres et quelque 400 000 exemplaires
vendus (dont 100000 en club). Au terme de ce fabuleux parcours, conversation
avec l'écrivain, plus modeste que jamais.
LIRE.
Voilà près de sept mois que vous avez
reçu le Goncourt. Sept mois de folie ?
MIN MAALOUF. Je ne dirais pas folie. Je crois que c'est une période
où l'on se déplace beaucoup plus que d'habitude, où
l'on rencontre beaucoup de monde, choses que je ne déteste pas,
sinon je pense que j'aurais limité mes voyages au minimum. J'aime
bien le contact avec le public, je sens que j'en ai besoin car le reste
du temps je suis seul. Pendant toute la préparation et l'écriture
de mes livres, je ne vois pratiquement personne. Je suis sur mon île
d'Yeu, complètement coupé de tout. En un an j'ai dû
venir sur le continent trois fois.
Vous croyiez à vos chances la veille du Goncourt ?
J'avais des chances mais je ne voulais pas y croire. C'était plus
sage. Quelques semaines avant que mon nom commence à être
sur les listes, un ami m'a dit : " Il faut se convaincre qu'on ne
l'aura pas. Si on y arrive, on est tranquille." Il avait raison.
Bref,
vous l'avez eu. Et le jour même, vous étiez heureux mais,
somme toute, assez calme...
J'étais profondément heureux mais je ne suis pas quelqu'un
d'exubérant, je ne danse pas sur les tables, je ne chante pas.
Et puis il ne fallait pas que je dise trop de bêtises car je savais
qu'on allait me poser des centaines et des centaines de questions sur
une longue période. Cela dit, l'exercice n'était pas facile,
j'ai appris la nouvelle à 13h05 et, à 13hl5, j'étais
au café de Flore pour passer en direct au journal télévisé.
J'étais un peu sur un nuage. Je crois que c'est Robert Sabatier
qui a dit que je " paraissais heureux comme un collégien ".
C'est vrai, je n'avais pas envie de faire semblant de ne pas être
heureux. C'est un moment merveilleux et il faut le vivre comme cela. Et
après ça, au bout de quelques mois, il faut revenir chez
soi, s'enfermer et travailler, car c'est cela qui compte.
Ce retour a été bien retardé
en l'occurrence. Sept, huit mois, c'est un délai normal.
Oui, c'est un peu ce qu'on m'avait dit. Bon, il y a des gens qui préfèrent
s'arrêter plus tôt, d'autres qui continuent plus tard. Moi,
je n'ai rien refusé, je suis incapable de dire non, par tempérament
et par principe. Je ne dirais pas non au petit libraire qui m'invite parce
que c'est un petit libraire, et oui au grand libraire car c'est un grand.
De même avec les villes. C'est pour moi quelque chose d'inconcevable.
Le
souvenir le plus fort c'est incontestablement le Liban ?
Oui, le Québec et le Liban. Ça faisait plus de dix ans que
je n'y étais pas retourné. Le Concourt a eu là-bas
une très grande importance. Je crois que les gens ont senti spontanément
qu'il y avait dans ce prix une sorte de réhabilitation de l'image
du pays. Pour les Libanais, le Liban est terre de culture, de connaissance,
de civilisation ancienne et ils ont l'impression que tout le monde ne
voit dans leur pays que violence, voitures piégées, enlèvements
d'otages, etc. C'est une image que les Libanais, toutes communautés
confondues, rejettent complètement. De plus, ils sont spontanément
heureux lorsqu'il arrive quelque chose de bien aux Libanais de la diaspora.
Je me suis vraiment senti tout de suite entouré par une grande
affection extrêmement réconfortante. Les gens t'invitent
et sont à chaque instant heureux de sentir qu'ils te font plaisir.
À chaque séance de signatures, il y avait des centaines
de personnes souriantes, amicales, des parents, des amis, des amis d'amis,
des voisins. C'était grisant. Et merveilleux, car j'avais quitté
le pays en guerre, j'en avais souffert, je n'avais pas envie de retrouver
un pays déchiré, morcelé et, là, c'était
vraiment le retour idéal pour moi. Revenir et sentir une forme
d'unanimité autour simplement de ce désir d'avoir une autre
image.
C'était l'unanimité d'avant la guerre
?
Oui, j'ai retrouvé quelque chose de mon enfance, de ma jeunesse,
de mes rêves, de mes espoirs. Je ne me posais pas trop de questions
sur le moment, j'essayais simplement de vivre intensément ces retrouvailles.
C'était une sorte de parenthèse un peu magique dans un pays
en convalescence qui par certains côtés va mieux, et par
d'autres a encore des inquiétudes. Mais qui a toujours une grande
volonté de dépasser sa crise, de recommencer à vivre,
de renouer avec un autre lui-même en fait. Cela dit, il est difficile
d'imaginer un Liban en paix si tout le Proche- Orient ne rentre pas véritablement
dans une ère de paix. Bon, me retrouvant au milieu de tout ça,
je me disais c'est bien que ça m'arrive à moi, mais bien
entendu c'est quelque chose qui va bien au-delà de moi, qui concerne
le pays tout entier.
C'est
ce qui vous a permis de vivre cela avec beaucoup de modestie.
Honnêtement,
je ne suis pas quelqu'un à qui les choses montent à la tête.
Je vis les choses comme elles se présentent, avec bonheur mais
sans jamais me prendre trop au sérieux. Je ne me respecterais plus
si je commençais à me prendre au sérieux.
Le
point de départ du voyage au Liban c'était l'édition
en arabe du Rocher de Tanios. Vous n'écrivez qu'en français
?
J'écrivais
en arabe quand j'étais journaliste. Mais j'ai toujours écrit
spontanément les textes de fiction en français. Peut-être
est-ce à cause de mes lectures, ou parce qu'en arabe la langue
que l'on écrit n'est pas celle que l'on parle. Mais finalement
le fait de venir en France, de vivre dans un environnement français
a fait que spontanément le français a pris le pas. Il y
aurait quelque chose de schizophrénique si j'écrivais une
langue en étant entouré de gens qui ne la parlent pas, en
étant incapable de rencontrer mon public.
L'accueil
français vous fait-il autant plaisir que l'accueil libanais ?
Oui,
le symbole de l'accueil c'est le prix Goncourt. Et puis il y a l'accueil
du public, je sens que j'ai eu raison d'écrire dans cette langue
et de vivre dans ce pays. La France fait partie des pays où les
gens qui viennent de l'extérieur ont des droits. C'est un grand
privilège de se trouver dans ce coin de la terre en cette fin de
siècle.
Et maintenant ? Vous allez prendre des vacances
? Écrire un nouveau roman ? Connaître les fameuses affres
de l'après-Goncourt ?
Je n'ai
jamais su prendre de vacances de ma vie. Je viens d'un pays où
la notion de vacances n'est pas bien ancrée. Alors je vais me remettre
à travailler. Tout le monde me dit que cela sera dur. Mais, honnêtement,
j'ai toujours écrit dans l'angoisse, je ne suis jamais satisfait,
je refais dix fois les mêmes choses, 40 fois le même paragraphe.
Je suis quelqu'un pour qui chaque livre est une souffrance. Celui d'après
le Goncourt ne devrait pas être beaucoup plus difficile que les
autres...
Propos
recueillis par Marianne Payot
"Amin Maalouf, le retour de l'enfant
prodige", Lire, 1er juin 1994.
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