DEUXIÈME PASSAGE
L'été des sauterelles

En l'année 1821, vers la fin du mois de juin, Lamia, épouse de Gérios, l'intendant du château, donna naissance à un garçon, qu'on prénomma d'abord Abbas, puis Tanios. Avant même d'ouvrir ses yeux innocents, il avait attiré sur le village un torrent de malveillance imméritée. C'est lui qui, plus tard, fut surnommé kichk, et connut le destin que ion sait. Sa vie entière ne fut qu'une succession de passages.
 
                        Chronique montagnarde, œuvre du moine Elias de Kfaryabda

 

(Avant de renouer le fil de l'histoire, je voudrais m'arrêter un instant sur les lignes mises en exergue, et notamment sur ce mot énigmatique, oubour, que j'ai traduit par « passage ». Nulle part, le moine Elias n'a jugé nécessaire d'en donner une définition ; il revient pourtant sans arrêt sous sa plume, et c'est par recoupements que j'ai pu en cerner le sens.

L'auteur de la Chronique dit par exemple : « Le destin passe et repasse à travers nous comme l'aiguille du cordonnier à travers le cuir qu'il façonne. » Et à un autre endroit : « Le destin dont les redoutables passages ponctuent notre existence et la façonnent... »

« Passage » est donc à la fois un signe manifeste du destin — une incursion qui peut être cruelle, ou ironique, ou providentielle — et un jalon, une étape d'une existence hors du commun. En ce sens, la tentation de Lamia fut, dans le destin de Tanios, le « passage » initial ; celui dont émaneraient tous les autres.)

Amin Maalouf
Le rocher de Tanios, Le livre de poche, p. 47

 


=> Retour à la page Amin MAALOUF