Et dans cette maîtrise se logeait une forme de volupté
maniaque. Tout du moins est-ce comme cela que je lai vécu
et que je men souviens.
Cela passait, très classiquement, par lexigence dune
exactitude grammaticale de base, mais aussi par une certaine netteté
de la prononciation où entrait une façon de détacher
les mots et les syllabes par correction (jentends : par correction
pour les autres, afin de se faire comprendre), dinsister sur certaines
consonnes, de donner de leffet aux fins de phrase, bref, ce quon
appelle un accent de classe. Une année, une de mes surs avait
spontanément adopté le tic dune de ses professeures
décole qui ajoutait des « eu » traînants
à la suite de certains mots, comme dans « Je suis allée
à la piscin-eu », sonorisation du e muet que la linguistique
appelle « e prépausal ». Je vois encore la panique
sur le visage de ma mère, comme si la famille Groseille au complet
avait pris possession du larynx de ma sur. Menacée dêtre
envoyée sur-le-champ chez lorthophoniste si elle nabandonnait
pas cette flexion inaudible, ma sur, incapable de sentendre,
ne comprenait pas du tout le problèm-eu et regardait avec un certain
désarroi ma mère, hors delle à lidée
quon puisse confondre sa fille avec « la fille de la concierge
». Je ne sais plus comment ce « drame » mot dont
on abusait dans la famille a été résolu, mais
je me souviens davoir enregistré très tôt ce
devoir de préserver un certain phrasé, qui est sans doute
le tout premier des marqueurs sociaux.
Laure
MURAT, Proust,
roman familial
Robert Laffont, 2023, p. 172
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Proust, un roman familial de Laure Murat
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