Le père de Laure Murat prend l'autobus
Immensément cultivé, jamais pédant, mon
père ignorait absolument lesprit de sérieux. Ce qui
le rendait aimable à bien des gens, vite à laise avec
cet homme dune stature pourtant imposante (1,86 m pour 100 kg),
toujours vêtu avec un soin et une singularité frisant le
dandysme, qui nenvisageait pas la vie autrement quadaptée
à sa taille et à ses désirs. Lui qui aimait tant
la démesure commandait tout sur mesure : costumes, chemises brodées
à ses initiales, chaussures, certains plats dans ses restaurants
favoris, jusquau siège dune voiture quil avait
achetée, ajusté afin que sa tête ne touchât
pas le plafond. La seule fois quil a pris
lautobus de sa vie (avec moi, je devais alors avoir vingt ans),
ignorant des usages, il sadressa directement au chauffeur pour lui
communiquer ladresse où nous nous rendions. Tandis que je
le tirais par la manche pour lui expliquer quun bus nétait
pas un taxi, je fus frappée par la réaction du chauffeur
qui, après avoir marqué sa surprise, comprit aussitôt
quil ny avait pas malice dans cette notification ahurissante
et lui répondit très gentiment en lui indiquant larrêt
correspondant. Ce qui encouragea mon père à continuer la
conversation et à lui demander : « On ma beaucoup
parlé de cette carte quon dit orange. Vous me
la conseillez ? » Cette fois, je le poussai dans
le fond de la voiture. Sa déconnexion du monde réel, si
peu feinte, seffaçait au profit de son originalité
foncière dans sa façon dêtre et de sadresser
à autrui, avec une spontanéité qui ne trompait pas.
Jai eu affaire cent fois à ce genre de situations avec lui.
Personne ne lui en voulait jamais.
Laure
MURAT, Proust,
roman familial
Robert Laffont, 2023, p. 211-212
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Proust, un roman familial de Laure Murat
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