Dans Du côté de Guermantes
[À
propos de Rachel, la comédienne qu'aime Robert de Saint-Loup, et
d'Odette aimée par Swann, dans le salon de Madame de Villeparisis]
- Pourtant, voyez Swann, objecta M. d'Argencourt qui, venant enfin de
comprendre le sens des paroles qu'avait prononcées sa cousine,
était frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire
l'exemple de gens ayant aimé des personnes qui à lui ne
lui eussent pas plu.
- Ah ! Swann ce n'est pas du tout le même cas, protesta la duchesse.
C'était très étonnant tout de même parce que
c'était une brave idiote, mais elle n'était pas ridicule
et elle a été jolie.
- Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
- Ah ! vous ne la trouviez pas jolie ? si, elle avait des choses charmantes,
de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s'habillait et elle s'habille
encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu'elle est immonde,
mais elle a été une ravissante personne. Ça ne m'a
fait pas moins de chagrin que Charles l'ait épousée, parce
que c'était tellement inutile.
La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais, comme
M. d'Argencourt se mit à rire, elle répéta la phrase,
soit qu'elle la trouvât drôle, ou seulement qu'elle trouvât
gentil le rieur qu'elle se mit à regarder d'un air câlin,
pour ajouter l'enchantement de la douceur à celui de l'esprit.
Elle continua :
- Oui, n'est-ce pas, ce n'était pas la peine, mais enfin elle n'était
pas sans charme et je comprends parfaitement qu'on l'aimât, tandis
que la demoiselle de Robert, je vous assure qu'elle est à mourir
de rire. Je sais bien qu'on m'objectera cette vieille rengaine d'Augier
: " Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse ! " Eh bien,
Robert a peut-être l'ivresse, mais il n'a vraiment pas fait preuve
de goût dans le choix du flacon ! D'abord, imaginez-vous qu'elle
avait la prétention que je fisse dresser un escalier au beau milieu
de mon salon. C'est un rien, n'est-ce pas, et elle m'avait annoncé
qu'elle resterait couchée à plat ventre sur les marches.
D'ailleurs, si vous aviez entendu ce qu'elle disait ! je ne connais qu'une
scène, mais je ne crois pas qu'on puisse imaginer quelque chose
de pareil : cela s'appelle les Sept Princesses.
- Les Sept Princesses, oh ! oïl, oïl, quel snobisme !
s'écria M. d'Argencourt. Ah ! mais attendez, je connais toute la
pièce. C'est d'un de mes compatriotes. Il l'a envoyée au
Roi qui n'y a rien compris et m'a demandé de lui expliquer.
- Ce n'est pas par hasard du Sar Peladan ? demanda l'historien de la Fronde
avec une intention de finesse et d'actualité, mais si bas que sa
question passa inaperçue.
- Ah ! vous connaissez les Sept Princesses ? répondit la
duchesse à M. d'Argencourt. Tous mes compliments ! Moi je n'en
connais qu'une, mais cela m'a ôté la curiosité de
faire la connaissance des six autres. Si elles sont toutes pareilles à
celle que j'ai vue !
"Quelle buse !" pensais-je, irrité
de l'accueil glacial qu'elle m'avait fait. Je trouvais une sorte d'âpre
satisfaction à constater sa complète incompréhension
de Maeterlinck. " C'est pour une pareille femme que tous les matins
je fais tant de kilomètres, vraiment j'ai de la bonté. Maintenant
c'est moi qui ne voudrais pas d'elle. " Tels étaient les mots
que je me disais ; ils étaient le contraire de ma pensée
; c'étaient de purs mots de conversation, comme nous nous en disons
dans ces moments où, trop agités pour rester seuls avec
nous-même, nous éprouvons le besoin, à défaut
d'autre interlocuteur, de causer avec nous, sans sincérité,
comme avec un étranger.
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Proust, un roman familial de Laure Murat
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