Proust à Los Angeles
Aujourdhui, que peuvent bien signifier les codes du faubourg Saint-Germain pour des jeunes qui passent leur temps sur les réseaux sociaux ? Et quelle est leur capacité dabsorption de la phrase proustienne lorsque tout se tranche en cent quarante caractères ? Questions en réalité sans objet. Enseigner la Recherche à Los Angeles ou en Chine, cest, pareillement, éprouver luniversalité dun texte qui fait seffriter tous les particularismes culturels, dâge, de classe. Depuis vingt ans, un groupe se retrouve régulièrement dans un café de Buenos Aires pour lire le même livre, indéfiniment : En busca del tiempo perdido. Ce book club dun genre particulier a fait lobjet dun documentaire, Le Temps perdu (2020), de María Álvarez. On y voit une dame élégante au regard vif déclarer : « Tout ce qui se passe dans ce roman, à un moment donné de ma vie, je lai ressenti. Tout. » Cette phrase, nimporte qui, dans le monde entier, peut la prononcer. Lobstacle majeur à vaincre ne se situe pas dans le texte, mais en amont de sa lecture, dans lintimidation à lidée daborder une uvre jugée trop longue, trop compliquée, trop commentée aussi. Jai fait récemment un tour à la bibliothèque de UCLA et me suis promenée dans les rayonnages consacrés à Proust. Jai pris une photo en marrêtant au hasard : Proust et Cabourg, La Tentation de Marcel Proust, « Cette erreur qui est la vie » : Proust et la représentation, Charlus ou Aux sources de la scatologie et de lobscénité de Proust, Proust et Nerval, Proust dixit ?, Proust à la recherche de Dostoïevski, Proust et Versailles, Proust à lécole, À son corps défendant. Construction dun homosexuel nommé Marcel Proust, Lire, traduire, éditer Proust, LIronie proustienne, Gisements profonds dun sol mental : Proust, etc. Au milieu de cet inventaire à la Prévert figurait même : Proust et la femme pétomane. On comprend, à la lumière de cette tranche bibliographique arbitraire, ce dont la réputation de Proust bénéficie et souffre : la glose, une glose exponentielle, tous azimuts, à la fois réjouissante et accablante, et dont le plus grand risque (que jaugmente en ce moment même en ajoutant encore un titre à ce déluge) est déloigner le lectorat potentiel, par profusion, par abus. Si bien quenseigner la Recherche, même auprès de doctorant·es qui ont choisi de se consacrer à la littérature française, passe par une étape clé : la désinhibition. Une ou deux séances entières (de trois heures) ne sont pas de trop pour rassurer, encourager, calmer, expliquer, introduire, et remiser aux oubliettes la honte de ne pas lavoir encore lu ou la crainte de ne pas y parvenir et de passer pour imbécile. Aucun livre de langue française ne provoque autant de préventions et de défiances. Et pourtant, la poésie de Mallarmé ou Bouvard et Pécuchet sont infiniment plus difficiles. Proust, quon se le dise une fois pour toutes, nest pas difficile. Et Proust ne fait pas que des phrases longues. Oui, on y trouvera, peut-être, des longueurs. Mais une fois entré dans la phrase, le lectorat sera très vite capable de naviguer à sa guise. Savoir comment entrer dans la phrase revient à demander : comment entrer dans locéan ? Mes baignades régulières dans le Pacifique, qui culmine généralement à 14 °C, mont convaincue dadopter, plutôt que le plongeon autoritaire et catégorique, une progression par paliers (les cuisses, la taille, le cou, la tête), avec des pauses courtes, jusquà limmersion totale. Entrer dans la Recherche ne nécessite pas tant defforts ni de grimaces, même si le premier volume nest pas, à mon avis, forcément le plus invitant. En revanche, cela exige dinsister. Or chacun sait quaprès trois minutes montre en main dans leau fraîche, à force de nager, la sensation de froid disparaît entièrement au profit dun courant revigorant qui vous permet de rester dans locéan pendant des heures (à condition de bouger). Faut-il commencer par le début ? Oui, bien sûr. Sauf que. Jai entendu récemment à la radio une spécialiste qui, ne parvenant pas à entamer le voyage par « Combray » après plusieurs tentatives, avait finalement décidé de commencer par « Un amour de Swann ». Ce roman dans le roman inclus dans Du côté de chez Swann a fait courroie de transmission pour luvre intégrale. Une amie professeure a enseigné la Recherche à lenvers, en commençant par Le Temps retrouvé. Pourquoi pas ? À vrai dire, quimportent ces petits arrangements. Lessentiel est dattraper le fil, et de dévider la bobine. Toute la bobine. Très vite, jai identifié lespace de la Recherche à la modernité et aux perspectives infinies de Los Angeles, à ces flux autoroutiers dont on distingue la nuit, depuis le hublot de lavion, les traînées lumineuses, en filaments continus, qui ressemblent aux coulées de lave dun volcan. Ce livre qui ouvre et décloisonne, ce livre du monde sensible et des expériences sensorielles, je le retrouvais dans une ville où le corps nest jamais entravé, toujours libre de se mouvoir plus loin, sur une ligne dhorizon que rien ne bloque. Il ny a pas de centre à L. A., ville de la déconstruction par excellence, pas plus que dans la Recherche. Sy aventurer, cest parcourir un texte qui na pas dexplication définitive, univoque et transcendantale, cest explorer la longue chaîne des signifiants dont le sens nen finit pas de proliférer. Anatole France prétendait : « La vie est trop courte. Proust est trop long. » Ânerie intégrale, et fielleuse. Jai toujours pensé linverse. La vie est trop longue et la Recherche trop courte. Le roman fait trois mille pages, soit cent trente heures de lecture en deux mois, selon de savants calculs. Impensable, vraiment ? Personne nest obligé de lire Proust. Mais tout le monde perd à lignorer. On le lira à vingt ans, trente, quarante, soixante ans. Peu importe. Comme les rencontres amoureuses, la lecture de la Recherche attend son heure. Elle ne peut en aucun cas être forcée. Cest la lecture consentie par excellence. Et donc celle qui procure les plus grands plaisirs. Laure
MURAT, Proust,
roman familial => Retour à la page Proust, un roman familial de Laure Murat |