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Les
souliers rouges de la duchesse
Lun
des sommets de lexercice de lucidité proustien se situe à
la toute fin du troisième volume, Le Côté de Guermantes.
Il repose sur un détail (les souliers rouges de la duchesse de
Guermantes) qui va suffire à déconstruire tout un système,
celui de laristocratie. Un grand classique proustien. Explications.
Le narrateur, déjà revenu de bien de ses illusions sur laristocratie,
assiste à une scène entre la duchesse de Guermantes et Swann,
la première demandant au second pourquoi il décline son
invitation à voyager en Italie avec elle lannée suivante.
Cest alors que Swann lui annonce quil va mourir, les médecins
ne lui donnant pas plus de quelques mois à vivre.
Quest-ce que vous me dites là ? sécria la
duchesse en sarrêtant une seconde dans sa marche vers la
voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais
pleins dincertitude. Placée pour la première fois
de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans
sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la
pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans
le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à
suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle
crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative
eût à se poser, de façon à obéir à
la première qui demandait en ce moment moins defforts,
et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit
était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle
à Swann.
Ce serait une plaisanterie dun goût charmant, répondit
ironiquement Swann.
Lequel,
plein de prévenance et refoulant le drame qui se joue pour lui, incite
la duchesse à monter en voiture où le duc simpatiente,
afin quils narrivent pas en retard à leur dîner.
Arrêtée ici, la scène ne pointerait, au fond, que légoïsme
dune femme pour laquelle un dîner mondain compte plus que le
désarroi dun ami à la porte du tombeau, et qui, prise
au dépourvu, cherche une issue. Mais le pire, qui reste à
venir, confirme que la brutalité de la scène est indissociable
dune forme de vulgarité, et que cette vulgarité est
spécifiquement liée à des réflexes et des habitudes
de classe. On me pardonnera la longueur inhabituelle de la citation, justifiée
par la cohérence dune scène qui perdrait beaucoup à
être découpée.
Mme
de Guermantes savança décidément vers la
voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez,
nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites,
mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé,
venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes
tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz
votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa
son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant
ce pied, le duc sécria dune voix terrible : «
Oriane, quest-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez
gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez
vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites
tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre
des souliers rouges.
Mais, mon ami, répondit doucement la duchesse, gênée
de voir que Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer
la voiture devant nous, avait entendu
puisque nous sommes en retard
Mais non, nous avons tout le temps. Il nest que moins dix,
nous ne mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis
enfin, quest-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie,
ils patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge
et des souliers noirs. Dailleurs nous ne serons pas les derniers,
allez, il y a les Sassenage, vous savez quils narrivent
jamais avant neuf heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre.
« Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque
bien deux, mais ils ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane
allait dîner en souliers noirs.
Ce nest pas laid, dit Swann, et javais remarqué
les souliers noirs, qui ne mavaient nullement choqué.
Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais cest
plus élégant quils soient de la même couleur
que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle naurait pas été
plutôt arrivée quelle sen serait aperçue
et cest moi qui aurais été obligé de venir
chercher les souliers. Jaurais dîné à neuf
heures. Adieu, mes petits-enfants, dit-il en nous repoussant doucement,
allez-vous-en avant quOriane ne redescende. Ce nest pas
quelle naime vous voir tous les deux. Au contraire cest
quelle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore là,
elle va se remettre à parler, elle est déjà très
fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et puis je vous
avouerai franchement que moi je meurs de faim. Jai très
mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait
bien une sacrée sauce béarnaise, mais malgré cela,
je ne serai pas fâché du tout, mais du tout, de me mettre
à table. Huit heures moins cinq ! Ah ! les femmes ! Elle
va nous faire mal à lestomac à tous les deux. Elle
est bien moins solide quon ne croit.
Le duc nétait nullement gêné de parler des
malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers,
lintéressant davantage, lui apparaissaient plus importants.
Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, quaprès
nous avoir éconduits gentiment, il cria à la cantonade
et dune voix de stentor, de la porte, à Swann qui était
déjà dans la cour :
Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises
des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous
portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous ! »
Difficile
dachever un volume sur une accusation plus cinglante dun milieu
dont le narrateur a par ailleurs tant vanté lélégance
et lesprit. Car la critique vise bien plus une classe dans son mécanisme
que des personnages dans leur caractère. Bien que de tempéraments
et de comportements différents, le duc et la duchesse obéissent
aux mêmes règles et sont solidaires dans une même grossièreté,
dont la particularité est de découler en droite ligne de
leur « bonne éducation ».
Proust dit assez combien la duchesse est le fruit, voire la prisonnière,
dune éducation qui repose sur un « code de convenances
» ignorant le cur, sur une « jurisprudence »
désincarnée dont, confrontée à une situation
inédite, elle ne parvient pas à se défaire. Célèbre
pour son sens de la repartie et son dans tout le faubourg Saint-Germain,
elle ne peut répondre à la confidence tragique dun
ami que par une invitation à déjeuner, automatisme dont
elle est incapable de mesurer la dimension dérisoire et, partant,
la violence. Plutôt que de consacrer son attention à Swann
et de marquer la considération élémentaire que réclame
lannonce de sa mort, elle se sent « gênée »
par une situation quelle ne fait pourtant rien pour interrompre
ou infléchir. Le duc a moins de scrupules encore, ouvertement pressé
quil est den finir, épouvanté par limpair
esthétique frôlé par sa femme, mais absolument sourd
à ce quil nomme les « jérémiades »
entre Swann et la duchesse. Sa dernière adresse lancée à
Swann, en ce quelle tente in extremis de le réconforter sur
le mode bourru, serait, nous dit Proust, la marque de sa « bonne
éducation ». Elle est aussi la preuve quil a saisi
lenjeu dune conversation où il sest bien gardé
dintervenir et quil a tout fait pour évacuer. Il nest
pas anodin que les deux derniers paragraphes cités ne figurent
pas dans les « Esquisses » du texte, publiées dans
lédition de la Pléiade en 1988. Selon ces états
préparatoires, le volume aurait dû se terminer sur lexclamation
: « Ah ! les femmes ! » Lajout de ces quelques phrases
sur les maux destomac, le manque de solidité supposé
de la duchesse, et de la clausule en forme de coup de grâce («
Vous nous enterrerez tous ! ») indique à quel point Proust
entend « enfoncer le clou » dans la version finale et associer
bonne éducation et inconcevable brutalité. (...)
Dans la scène des souliers, le duc assume sa grossièreté,
en relativisant son retard sil sagit de chaussures mais en
marquant son impatience sil sagit dune question de vie
ou de mort. La duchesse choisit lesquive, ou lanachronisme,
dans une sortie à la limite de labsurde. « Vous me
direz votre jour et votre heure », propose-t-elle à Swann
en guise de « dernier adieu », expression ambiguë qui
peut aussi bien signifier une séparation provisoire que définitive.
Dautant que la formule consacrée sur le jour et lheure
nest pas sans rappeler la convocation en duel ou encore le verset
biblique sur le Jugement dernier (« nul ne sait le jour ni lheure
», Matthieu 24:36).
Le génie de Proust ne consiste pas seulement à jouer sur
lécart entre lélégance vestimentaire
et la vulgarité des comportements, le rouge du triomphe mondain
et le noir symbolique du deuil qui ferait « tache » dans le
tableau, ni même à distiller ces affreux jeux de mots, sortis
de linconscient bavard du duc, qui « meurt » de faim
ou craint de voir sa femme arriver « morte » de fatigue. Tout
en opposant des histoires de béarnaise et de maux destomac
à la mort annoncée dun ami (comme si les souliers
ne suffisaient pas), Proust saisit la scène dans le grand filet
du Temps, en dressant cyniquement deux comptes à rebours face à
face : les minutes auxquelles sont suspendus les Guermantes avant leur
arrivée chez Mme de Saint-Euverte et dont témoignent tant
de notations dans le texte (« dix minutes », « huit
heures moins dix », « huit heures et demie », «
neuf heures moins vingt », « neuf heures », «
Huit heures moins cinq ! »
) et les quelques mois qui restent
à vivre à Swann, dont cest ici la dernière
apparition « vivant » dans la Recherche si lon
peut dire quun personnage de papier est vivant. Lhorreur de
la scène vient bien sûr du fait que les enjeux de ces deux
décomptes sont incommensurables et pourtant délibérément
comparés.
Laure
MURAT, Proust,
roman familial
Robert Laffont, 2023, p. 98-105
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Proust, un roman familial de Laure Murat
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