Lorène levait son regard sur moi, devant le cinéma de Locarno.
– D'accord, lui avais-je dit. Allons voir le parapluie de Bakounine !
Mais je ne pensais pas à Mikhaïl Alexandrovitch, je n'en avais que faire.
Je pensais à Paul-Louis Landsberg. À la femme de P.-L. Landsberg, plutôt. Je venais de découvrir à qui Lorène ressemblait. L'avant-veille déjà, dans le wagon-restaurant, en la contemplant avec un intérêt admiratif, Lorène m'avait rappelé quelqu'un : une femme d'ailleurs, d'avant. Je ne savais pas qui elle me rappelait, mais j'étais certain de cette ressemblance. J'étais certain aussi que c'était une femme d'avant : de mon adolescence. Mais j'avais eu beau essayer d'évoquer, de convoquer dans ma mémoire les images des femmes de mon adolescence, je ne trouvais pas. Le rappel, la ressemblance, l'évocation étaient restés énigmatiques, à la fois évidents et indéchiffrables.
D'un seul coup, ça venait de s'éclaircir. C'était le cabriolet décapotable qui avait permis le déchiffrage de cette obscure ressemblance, qui en avait fait une évidence lumineuse.
C'est à la jeune femme de P.-L. Landsberg que Lorène ressemblait.
Au printemps 1939, au moment du congrès d'Esprit dont je crois avoir déjà parlé, la femme de Landsberg nous avait parfois véhiculés Jean-Marie Soutou et moi. Elle possédait un cabriolet décapotable et je voyageais dans le spider, le vent me fouettait le visage. Une fois, du côté de Ville-d'Avray, j'avais tenu la portière ouverte pour qu'elle descendît de voiture. Il y avait des rais de soleil mouvant dans l'ombre des feuillages d'une avenue. Elle avait déplacé son corps d'un mouvement brusque qui avait découvert ses jambes au moment où elle posait les pieds par terre. Ses jambes découvertes jusqu'à la jarretière et la peau laiteuse de la cuisse. Le trouble ressenti se voyait redoublé par le souvenir d'une lecture récente : c'était comme dans La conspiration de Nizan. Le genou de Catherine Rosenthal, découvert dans une circonstance analogue : la force de l'image romanesque approfondissait mon émoi.
Le parapluie de Bakounine, quant à lui, était exposé dans une vitrine sur mesure, dans la vaste antichambre de la maison familiale de Lorène, à Locarno.
Je l'avais contemplé avec une sorte de béatitude. C'est à ce moment, en contemplant avec un amusement attendri le grand parapluie noir de Bakounine, que j'avais pris la décision qui allait changer ma vie.
Ma mort aussi, d'ailleurs.
Ou plutôt, c'est là que j'avais commencé à la prendre. Mieux encore : qu'elle avait commencé à être prise, à se prendre, sans que j'eusse à intervenir pour infléchir le cours des choses. À prendre, donc, comme on dit de la glace qu'elle prend ; à cristalliser, comme on dit d'un sentiment qu'il cristallise.
Lorène était appuyée sur mon épaule, mais je ne lui en avais rien dit. Je ne pouvais rien lui dire, de toute façon, sauf à réveiller les douleurs que ma décision se proposait précisément de m'éviter
.
C'est au moment de quitter la maison familiale où une vieille servante – j'avais oublié de demander si c'était la descendante de Teresa, la cousine de l'autre, la Pedrazzini, qui fut la logeuse de Bakounine ! – nous avait apporté du thé aromatique, avant d'opportunément disparaître, que Lorène m'avait montré la vitrine spécialement conçue pour conserver la dépouille triomphale qu'était le parapluie noir et rural de Bakounine.
Nous venions de traverser la bibliothèque, pour regagner l'antichambre. C'était une pièce immense, remplie de livres, haute de plafond – une galerie courait le long des murs, qui permettait d'accéder aux rayons supérieurs. Je ne garde pas le souvenir de beaucoup de bibliothèques privées aussi belles que celle-là. Peut-être était-ce même la plus belle de toutes celles que j'ai connues. La seule, sans doute plus modeste, qui pourrait lui être cependant comparée serait celle des Banfi, à Milan, via Bigli, que j'ai découverte bien plus tard. Peut-être, en effet, serait-ce la seule à dégager la même paix lumineuse, la même aura de recueillement vivace. C'est là, via Bigli, toute une vie plus tard, que Rossana Rossanda m'a donné à lire les premiers livres de Primo Levi.
Probablement n'aurais-je pas été capable de m'arracher à la contemplation et à l'exploration de la bibliothèque de la maison de Locarno, de ses trésors prévisibles, si l'on avait commencé par là la visite de la maison. Dans ce cas, il aurait été impossible d'obtenir de moi quoi que ce fût. Mais Lorène, guidée par un pressentiment, ou tout simplement par son impatience, m'avait conduit directement dans sa chambre à coucher.
Je regardais le parapluie de Bakounine, après, dans un état de béatitude. Je sentais le poids de Lorène sur mon épaule. Soudain, dans la proximité à la fois aiguisée et engourdie de nos deux corps, de nos sentiments et de nos sens, une violente illusion commençait à poindre.
La vie était encore vivable. Il suffisait d'oublier, de le décider avec détermination, brutalement. Le choix était simple : l'écriture ou la vie. Aurais-je le courage – la cruauté envers moi-même – de payer ce prix ?

Jorge Semprún
L'écriture ou la vie
chapitre 7 "Le parapluie de Bakounine"


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