JORGE SEMPRÚN
ET PROUST
(Folio,
ch. 6, p. 189)
- "Vous vous êtes demandé ce qui manquait
à ces extraordinaires petits pastiches de Mallarmé (un Mallarmé
qui aurait lu Proust et adopté la
prosodie d'Aragon) que l'an dernier vous fabriquiez en trois heures et
qui chaque fois m'éblouissaient. Il leur manquait simplement d'avoir
été écrits par vous... "
Elle s'est arrêtée de lire, m'a regardé.
J'ai vaguement eu envie de lui dire que Mallarmé n'aurait sans
doute jamais lu Proust : ça ne pouvait
pas l'intéresser. Moi non plus, d'ailleurs. L'été
1939, entre les deux guerres de mon adolescence, j'avais lu Du côté
de chez Swann. Ça ne m'avait pas vraiment intéressé.
Je n'ai pas poursuivi plus avant ma lecture de la
Recherche. C'était trop familier, trop familial presque.
Je veux dire : c'était comme la chronique d'une famille qui aurait
pu être la mienne. De surcroît, la phrase de Proust,
méandreuse, perdant à l'occasion en cours de route sujet
ou prédicat, m'était trop habituelle. J'y retrouvais trop
aisément le rythme sinueux, la prolixité de ma langue maternelle
: ça n'avait rien de dépaysant.
(Folio,
ch. 6, p. 193)
Mais ce jour-là, début août, trois mois après
mon retour de Buchenwald, Claude-Edmonde Magny avait décidé
de me lire une longue lettre qu'elle avait écrite deux ans plus
tôt, en 1943, à mon intention. J'en connaissais l'existence
mais ignorais son contenu dans le détail. En 1947, elle publierait
ce texte chez Pierre Seghers, dans une édition à tirage
limité qui m'était dédiée, sous le titre Lettre
sur le pouvoir d'écrire.
Elle m'a regardé, ayant interrompu sa lecture après ce passage
sur les pastiches de Mallarmé.
J'ai donc eu vaguement envie de faire une mise au point à propos
de Marcel Proust. Je n'avais pas vraiment
lu Proust, malgré les apparences de
ma conversation. Car j'étais capable de parler de Proust
avec pertinence, péremptoirement même, aussi longtemps que
l'on voudrait. Je n'avais pas lu la Recherche
mais quasiment tout à son sujet. En vérité,
j'avais commencé cette lecture en 1939, pendant les vacances -
adieu, vive clarté de nos étés trop courts...
- mais je ne l'avais pas poursuivie. Je ne finirais de lire la
Recherche que quarante ans plus tard : lecture de toute une
vie. C'est à Washington, en 1982, que je lirais Le temps retrouvé.
Yves Montand chantait au Lincoln Center. Il y avait des brouillards matinaux
sur le Potomac et à la National Gallery une exposition de peinture
hollandaise. La Vue de Delft
de Vermeer n'en faisait pas partie, j'en avais été
attristé. À défaut, je m'étais longuement
arrêté devant le portrait de la jeune fille au turban. Toute
une vie entre le premier et le dernier volume de Proust.
Toute une vie entre mes escapades au Mauritshuis, à La Haye, où
mon père était chargé d'affaires de la République
espagnole - visites interrompues par la fin de la guerre civile, notre
départ pour la France, mon arrivée au lycée Henri-IV
- et l'exposition de la National Gallery de Washington.
Mais ce n'est pas à Claude-Edmonde Magny que j'aurais pu dire tout
cela, bien entendu. Au mois d'août de l'année 1945, date
de cette conversation avec elle, je ne savais pas encore ni où
ni quand se terminerait ma lecture de Marcel Proust.
En revanche, j'aurais pu lui dire que je ne m'étais jamais demandé
ce qui manquait à mes petits poèmes : je le savais parfaitement
J'ai
gardé le silence, cependant.
Jorge
Semprún
L'écriture
ou la vie
Folio, 1996
première publication 1994
(Dans le
voyage en train qui l'emporte vers Buchenwald)
J'ai
passé ma première nuit de voyage à reconstruire dans
ma mémoire le
côté de chez Swann et c'était un excellent
exercice d'abstraction. Moi aussi, je me suis longtemps
couché de bonne heure, il faut dire. J'ai imaginé
ce bruit ferrugineux de la sonnette, dans le jardin,
les soirs où Swann venait dîner. J'ai revu dans la
mémoire les couleurs du vitrail, dans l'église du village.
Et cette haie d'aubépines, seigneur, cette haie
d'aubépines était aussi mon enfance. J'ai passé
la première nuit de ce voyage à reconstruire dans ma mémoire
le côté de chez Swann
et à me rappeler mon enfance. Je me suis demandé
s'il n'y avait rien dans mon enfance qui soit comparable à cette
phrase de la sonate de Vinteuil. J'étais
désolé, mais il n'y avait rien. Aujourd'hui, en forçant
un peu les choses, je pense qu'il y aurait quelque chose de comparable
à cette phrase de la sonate de Vinteuil,
à ce déchirement de Some of these days pour Antoine
Roquentin. Aujourd'hui il y aurait cette phrase de Summertime,
de Sidney Bechet, tout au début de Summertime. Aujourd'hui,
il y aurait aussi ce moment incroyable, dans cette vieille chanson de
mon pays. C'est une chanson dont les paroles, à peu près
traduites, diraient ceci : « Je passe des ponts, passe des rivières,
toujours je te trouve lavant, les couleurs de ton visage l'eau claire
va les emportant. » Et c'est après ces paroles que prend
son vol la phrase musicale dont je parle, si pure, si déchirante
de pureté. Mais au cours de la première nuit de voyage je
n'ai rien trouvé dans ma mémoire qui puisse se comparer
à la sonate de Vinteuil. Plus tard,
des années plus tard, Juan m'a ramené de Paris les trois
petits volumes de la Pléiade, reliés en peau havane. J'avais
dû lui parler de ce livre. « Tu t'es ruiné »,
lui ai-je dit. « Ce n'est pas ça », a-t-il dit,
« mais tu as des goûts décadents ». Nous avons
ri ensemble, je me suis moqué de sa rigueur de géomètre.
Jorge
Semprún
Le
grand voyage
Folio, 1972
Première publication 1963
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L'écriture ou la vie de Jorge Semprun
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