Posy Simmonds : « Je travaille comme un cinéaste »
Par Florence Noiville, Les conversations du Monde des livres, 30 janvier 2009

La dessinatrice vedette du Guardian assouvit son goût pour la littérature en adaptant librement des romans. Elle laisse libre cours à sa verve satirique avec son nouveau personnage, Tamara Drewe, une irrésistible jeune femme qui met en émoi un village anglais et les écrivains qui y vivent.

Tamara Drewe, de Posy Simmonds. Denoël Graphic, 136 p., 23,50 €.

Au commencement était une jeune fille peu rangée. Une adolescente qui trouvait le temps long dans sa pension anglaise et qui, pour tromper l'ennui, dessinait des horreurs. "J'étais un brin subversive, admet aujourd'hui Posy Simmonds. A 15 ans, j'avais une passion pour les comics, j'en dessinais sans arrêt, les meurtres foisonnaient, je m'amusais follement. Les profs, eux, étaient horrifiés par la noirceur de mes "œuvres" et les confisquaient au fur et à mesure…"

Un jour pourtant, la belle et rebelle Posy tombe sur une enseignante pas comme les autres. "La prof de français portait Jolie madame de Balmain, et des talons aiguilles : le vrai chic parisien. Et surtout, elle nous invitait dans sa chambre à prendre du café et des gâteaux." Grâce à elle, Posy découvre Flaubert et Hugo, s'enflamme pour Dickens et Les Liaisons dangereuses. Ce n'est plus une mais deux passions qui l'habiteront dès lors, le dessin et la littérature. Elle n'aura de cesse de les conjuguer.

Il faut entendre Posy Simmonds - aujourd'hui dessinatrice vedette au journal britannique The Guardian - raconter son parcours du combattant à la sortie de la Central School for Art and Design de Londres. C'est qu'il y a toujours loin de la coupe aux lèvres. En l'occurrence, il lui aura fallu être "dogsitter d'une vieille dame épouvantable", accepter les commandes mercenaires ("dessiner pour une stupide marque de laine de verre !"), tirer le diable par la queue ("Rupert Murdoch, qui venait de racheter le Sun, payait chaque dessin 5 livres sterling !")…

Il lui aura fallu cette longue traversée du désert avant de rencontrer le destin dans un ascenseur. Au Guardian, où elle dessine en free-lance, un rédacteur en chef lui lance un jour, entre deux étages : "Vous n'avez jamais songé à un strip ?" Un strip, c'est une bande de dessins humoristiques qui revient régulièrement dans les pages du journal. Posy Simmonds n'a pas le temps de répondre. L'ascenseur s'est refermé : la nouvelle formule commence en septembre et on compte sur elle…

C'est ainsi que sortiront les Wooly Liberals, l'histoire d'une famille de bobos vaguement inspirée de Reiser et de Bretécher. C'est ainsi surtout que suivra Gemma Bovery, qui la rendra célèbre hors du Royaume-Uni. Paru en feuilleton dans le Guardian puis en album chez Jonathan Cape (2000), Gemma Bovery est une épatante transposition-recréation en bande dessinée d'une Madame Bovary pastiche, en jeans et tee-shirt, qui faxe ses rendez-vous d'amour entre deux Eurostar.

Dans cette décapante satire de la "middle class", Posy Simmonds peignait le mode de vie de Gemma et ses angoisses à la Marie-Claire : shopping du jour, menu des dîners en ville, lingerie préférée, usage immodéré de la bouillotte et de la Carte bleue… À l'époque, certains critiques britanniques avaient regretté que Posy Simmonds n'ait pas été nominée pour le Booker Prize. On l'avait même comparée au peintre Hogarth qui, au XVIIIe siècle à Londres, était célèbre pour ses croquis féroces de toute une classe sociale britannique.

Les lecteurs de Tamara Drewe retrouveront ce trait acerbe et réjouissant. Après Flaubert, c'est Thomas Hardy - l'auteur de Tess d'Urberville - qui a inspiré à Posy Simmonds ce nouvel album librement adapté de Loin de la foule déchaînée (Far From the Madding Crowd). La méthode est la même que pour Gemma Bovery : Simmonds a transposé la trame de ce roman de 1874 dans l'Angleterre contemporaine. Comme chez Hardy, l'héroïne est une jeune femme brillante et séduisante qui met en émoi le petit village de campagne où elle revient après la mort de sa mère. Et en particulier Stonefield, une paisible résidence d'écrivains installée dans une ferme à quelques pas de sa maison. Sous le pinceau de Posy Simmonds, la diabolique Tamara Drewe a des jambes interminables et un œil de biche. Tout ce qu'il faut pour semer la zizanie entre des auteurs plus ou moins ratés, revanchards et calculateurs, et des femmes vieillissantes qui les entourent jalousement.

En quelques coups de crayon - un œil en coin ou une ride sur le front -, Posy Simmonds fait surgir la rancœur, la mesquinerie ou la colère, bref toute une palette de sentiments mêlés qu'un écrivain ne pourrait exprimer qu'à travers de longs paragraphes. Il y a là l'universitaire et écrivain américain Glen Larson, troublé comme les autres par la longue Tamara au point d'en perdre l'inspiration. Il y a Andy, le jardinier sentimental qui joue les gros durs. Il y a Beth, la maîtresse des lieux, qui souffre déjà des frasques de son mari infidèle, et voit d'un œil plus qu'inquiet l'irruption de cette amazone briseuse de cœurs. Au milieu de tout ça, Tamara fait des allers-retours avec Londres où elle publie une chronique people assez niaise, et subit les tours de filles jalouses qui utilisent son ordinateur pour envoyer des courriels compromettants.

Tout l'art de Posy Simmonds consiste à mettre en bulles l'air du temps. Elle sait parler comme les ados des années 2000, restituer les états d'âme d'un vieil écrivain sur le retour, décrire une séance de dédicace aussi narcissique que pathétique dans une librairie de province, un dialogue au pub The Rick ou une page de journal très intime. Toute son habileté consiste aussi à mélanger les genres - un bloc de texte comme un chapeau journalistique, des cases de bande dessinée, un SMS, des reproduction de tabloïds ou de petites annonces… - et à faire de tout ça le reflet morne et fascinant d'un certain quotidien anglais. "Je n'y suis pour rien, dit-elle modestement. C'est Hardy qui, comme Flaubert, était très moderne pour son époque en s'intéressant aux gens ordinaires."

L'impression de justesse tient aussi à la manière de travailler de Posy Simmonds. Ouvrant un cahier noir, l'illustratrice montre les centaines de croquis et de notes, de flèches et de renvois, qui ont présidé à l'élaboration de Tamara Drewe. Des esquisses d'une précision inouïe, à l'encre, au crayon, à la gouache, au feutre… "Je travaille comme un cinéaste, explique-t-elle. Quand j'ai la trame de l'histoire, je fais mon casting, je dessine tous les personnages, je décide des lieux de l'action mais aussi de la marque de leur voiture, de la taille de leurs chaussures ou de la couleur de leur brosse à dents. À la fin, ils sont tellement vrais que j'entends leur voix dans ma tête."

Le résultat : deux ans et demi de travail et un parfait équilibre entre texte et images, tendresse et causticité. Une chronique à la fois pertinente et impertinente du monde moderne. Une manière très personnelle, aussi, de revisiter un texte classique. Sans doute est-ce là ce qui explique que, parlant de cette œuvre à part, Tom Wolfe, l'auteur du Bûcher des vanités, se soit un jour extasié en ces termes : "Dans la nouvelle vague des romans graphiques, il y a Posy Simmonds… et qui d'autre ?"



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