La cristallisation chez Stendhal Stendhal publie en 1822 De l'amour, un essai où il invente le phénomène de la cristallisation. Il énumère sept étapes dans l'amour : l'admiration, le plaisir, l'espérance, la naissance de l'amour, la première cristallisation, la naissance du doute, la seconde cristallisation. Ces sept étapes lui permettent de développer sa théorie de la cristallisation, le phénomène d'idéalisation à l'uvre au début d'une relation amoureuse : « En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime ». Sous couvert d'analyse psychologique et sociologique de l'amour, il exprime sa passion pour Matilde Viscontini Dembowski, patriote italienne, membre des Carbonari, célèbre pour avoir été le grand amour malheureux de Stendhal. Voici la définition que Stendhal donne de la cristallisation : « c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections ». Voyons les détails dans cet extrait de De l'amour, chapitre II, « DE LA NAISSANCE DE LAMOUR ». « Voici ce qui se passe dans lâme : 1. Ladmiration. 2. On se dit : "Quel plaisir de lui donner des baisers, den recevoir ! etc." 3. Lespérance. On étudie les perfections ; cest à ce moment quune femme devrait se rendre, pour le plus grand plaisir physique possible. Même chez les femmes les plus réservées, les yeux rougissent au moment de lespérance ; la passion est si forte, le plaisir si vif, quil se trahit par des signes frappants. 4. Lamour est né. Aimer, cest avoir du plaisir à voir, toucher, sentir par tous les sens, et daussi près que possible, un objet aimable et qui nous aime. 5. La première cristallisation commence. On se plaît à orner de mille perfections une femme de lamour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à sexagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que lon ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré. Laissez travailler la tête dun amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez : Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau darbre effeuillé par lhiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte dune mésange, sont garnies dune infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que jappelle cristallisation, cest lopération de lesprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que lobjet aimé a de nouvelles perfections. Un voyageur parle de la fraîcheur des bois dorangers à Gênes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants de lété : quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle ! Un de vos amis se casse le bras à la chasse : quelle douceur de recevoir les soins dune femme quon aime ! Être toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur ; et vous partez du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de langélique bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce quon aime. Ce phénomène, que je me permets dappeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande davoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de lobjet aimé, et de lidée : elle est à moi. Le sauvage na pas le temps daller au-delà du premier pas. Il a du plaisir, mais lactivité de son cerveau est employée à suivre le daim qui fuit dans la forêt, et avec la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite, sous peine de tomber sous la hache de son ennemi. À lautre extrémité de la civilisation, je ne doute pas quune femme tendre narrive à ce point, de ne trouver le plaisir physique quauprès de lhomme quelle aime. Cest le contraire du sauvage. Mais, parmi les nations civilisées, la femme a du loisir, et le sauvage est si près de ses affaires, quil est obligé de traiter sa femelle comme une bête de somme. Si les femelles de beaucoup danimaux sont plus heureuses, cest que la subsistance des mâles est plus assurée. Mais quittons les forêts pour revenir à Paris. Un homme passionné voit toutes les perfections dans ce quil aime ; cependant lattention peut encore être distraite, car lâme se rassasie de tout ce qui est uniforme, même du bonheur parfait. Voici ce qui survient pour fixer lattention : 6. Le doute naît. Après que dix ou douze regards, ou toute autre série dactions qui peuvent durer un moment comme plusieurs jours, ont dabord donné et ensuite confirmé les espérances, lamant, revenu de son premier étonnement, et sétant accoutumé à son bonheur, ou guidé par la théorie qui, toujours basée sur les cas les plus fréquents, ne doit soccuper que des femmes faciles, lamant, dis-je, demande des assurances plus positives et veut pousser son bonheur. On lui oppose de lindifférence, de la froideur ou même de la colère, sil montre trop dassurance ; en France, une nuance dironie qui semble dire : « Vous vous croyez plus avancé que vous ne lêtes. » Une femme se conduit ainsi, soit quelle se réveille dun moment divresse et obéisse à la pudeur, quelle tremble davoir enfreinte, soit simplement par prudence ou par coquetterie. Lamant arrive à douter du bonheur quil se promettait ; il devient sévère sur les raisons despérer quil a cru voir. Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, il les trouve anéantis. La crainte dun affreux malheur le saisit, et avec elle lattention profonde. 7. Seconde cristallisation. Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des confirmations à cette idée : Elle maime. À chaque quart dheure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, lamant se dit : Oui, elle maime ; et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes ; puis le doute à lil hagard sempare de lui, et larrête en sursaut. Sa poitrine oublie de respirer ; il se dit : Mais est-ce quelle maime ? Au milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement : Elle me donnerait des plaisirs quelle seule au monde peut me donner. Cest lévidence de cette vérité, cest ce chemin sur lextrême bord dun précipice affreux, et touchant de lautre main le bonheur parfait, qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la première. Lamant erre sans cesse entre ces trois idées : 1. Elle
a toutes les perfections ; Le moment le plus déchirant de lamour jeune encore est celui où il saperçoit quil a fait un faux raisonnement et quil faut détruire tout un pan de cristallisation. On entre
en doute de la cristallisation elle-même. »
=> Retour à l'avis de Danièle |