Introduction du traducteur Georges Pillement 

à la nouvelle traduction avec Dorita Nouhaud :

Albin Michel, "Les grandes traductions", 1977

Je considère Miguel-Angel Asturias comme un des plus grands poètes et romanciers hispano-américains, et son Monsieur le Président comme un des chefs-d'œuvre de la littérature contemporaine.

Ce roman, il m'en avait laissé une copie lorsqu'il avait quitté Paris, après un séjour de plusieurs années au cours duquel nous nous étions liés d'une étroite amitié. J'avais hésité longtemps à le traduire, tellement grandes m'étaient apparues les difficultés d'une telle entreprise. En effet, le style profondément hardi et poétique d'Asturias, aux énigmes sublimes, imprévues, déconcertantes, ne devait pas manquer, transposé dans une autre langue, de paraître encore plus déconcertant et même arbitraire, illogique, incompréhensible. Comment ne pas le trahir et comment ne pas être accusé en même temps de bizarrerie, d'extravagance ?

Mais aussi, comment ne pas faire connaître une œuvre qui, peu à peu, devenait célèbre dans les pays de langue espagnole ?

Monsieur le Président, c'est le tableau d'une république de l'Amérique Centrale soumise à une dictature égoïste et hypocrite, cruelle et corrompue. Le Président, c'est ce Cabrera qui fut, au Guatemala, un tyran plus absolu que ceux que nous avons connus en Europe. Asturias nous montre avec quelle froide et démoniaque cruauté il écrase non seulement tous ceux qu'il soupçonne d'être ses ennemis, mais n'importe quel innocent qui a le malheur de lui déplaire : un secrétaire qui renverse un encrier mourra sous les coups pour cette faute vénielle.

Aucune justice, mais l'arbitraire, et non seulement le sien, mais celui de tous les fonctionnaires, qu'il encourage parce qu'ainsi ils deviennent ses complices. Deux cents soldays meurent empoisonnés par la faute d'un intendant, et le médecin militaire qui dénonce le scandale risque sa vie, justement parce qu'il est honnête.

Miguel Visage d'Ange, le héros du livre, favori du Président, est condamné du jour où il a épousé la fille du général qu'il avait pour mission de perdre ; la vertu, l'innocence sont coupables aux yeux du maître, et c'est sournoisement ; en ayant l'air de lui confier une mission de confiance, que celui-ci envoie à la mort son fidèle devenu suspect.

Il y a, dans Monsieur le Président, un étrange et monstrueux mélange de lyrisme et de réalisme ; avec toute la poésie de son pays ; avec sa nature tropicale et sa capitale provinciale ; avec la peinture de ses habitants et de leurs mœurs et la condition inhumaine faite aux humbles, aux Indiens ; avec la pleutrerie, la bassesse des puissants, des bourgeois, qui se soumettent à la dictature du tyran, qui applaudissent à ses exactions, qui se montrent à leur tour hypocrites, égoïstes et cruels.

À cause de leur couardise, de leur conformisme, le destin frappe au hasard les innocents, torturer et tue les meilleurs, avec une implacable rigueur. Qui est désigné par le sort, marqué par la fatalité, qui a encouru la disgrâce du maître est irrémédiablement perdu ; il n'a à attendre aucune pitié de personne : celui à qui il a sauvé la vie sera encore plus brutal dans l'application des ordres présidentiels, pour ne donner prise à aucun soupçon et ne pas être suspect à son tour.

Cette histoire qui débute, Porte du Seigneur, parmi les mendiants qui passent la nuit sur les marches de la cathédrale, par un crime commis par un pauvre d'esprit, crime qu'on maquille en attentat politique, entraînera vers la ruine et la mort tous ceux que l'intrigue policière touche de près ou de loin. Nous sommes pris dans les filets serrés de la poésie la plus pure et de la réalité la plus sordide ; l'amour le plus ardent, l'amitié la plus noble, la pitié la plus tendre se nouent à la haine la plus atroce, à la méchanceté la plus diabolique, aux turpitudes les plus abjectes.

Depuis qu'Asturias a écrit son livre, l'Europe a passé par des épreuves excessivement pénibles ; d'effrayants récits nous ont dévoilé les affreuses conditions faites à l'être humain dans les camps de concentration, les hécatombes des fours crématoires ; et, cependant, Monsieur le Président dégage une horreur qu'ils n'ont pas surpassée, une affreuse odeur de sanies et de cadavres en putréfaction, qui lui est propre.

A l'occasion de la première édition de ce livre, Gabriela Mistral écrivit : « Je ne sais d'où vient ce roman exceptionnel écrit avec la facilité de la respiration et de la circulation du sang dans le corps. La fameuse "langue parlée" que Unamuno réclamait à grands cris, fatigué qu'il était par nos pauvres et prétentieuses rhétoriques, nous la trouvons là, plus vivante et plus vigoureuse que don Miguel [de Unamuno] ne l'espérait. Le mystérieux Guatemala, terre où l'indien demeure pur et intact, offre à notre hypocrisie (que d'aucuns appellent traditionalisme) cette œuvre phénoménale que certains digéreront avec peine ; c'est une cure, une purge, presque une pénitence nécessaire... »

*

Monsieur le Président représente l'intrusion de la réalité contemporaine dans l'œuvre de Miguel-Angel Asturias qui, jusqu'alors, était entièrement consacrée à un lyrisme exclusivement poétique, aussi bien dans ses poésies que dans ses évocations du folklore de son pays. Ses Légendes du Guatemala avaient été considérées, dès leur apparition, en 1930, comme une des œuvres les plus originales de la jeune littérature hispano-américaine, et immédiatement traduites en français. Se souvenant des contes avec lesquels sa mère avait exalté son enfance, et qui avaient animé dans son imagination la forêt mystérieuse aux étranges ruines mayas, ou les somptueuses églises churigueresques bâties par les conquistadors, il avait fait revivre la Tatuana, le Sombreron, le Cadejo emportés par le souffle du vent qui fait frissonner les arbres, il avait redonné une forme aux esprits mystérieux, aux croque-mitaines avec lesquels on fait peur aux enfants.

Il y a le Maître Aamandier à la barbe rosée, qui répartit son âme entre les quatre chemins qui partent vers les quatre directions du ciel ; le Sombreron qui, sous la forme d'une petite pelote, tente le moine très pieux et très savant ; le Cadejo qui vole les tresses des jeunes filles... La nature s'anime, le volcan, les arbres, les animaux, les oiseaux revêtent de mystérieuses personnalités, les anciennes villes indiennes s'emplissent du tumulte des cérémonies et des sacrifices, et les cités de l'époque coloniale se blottissent autour de leurs églises pour mieux se garder des diables et des démons.

Dans une nouvelle édition, ces légendes sont suivies d'étranges dialogues entre les anciens dieux mayas, leurs adorateurs, les sorciers, les animaux sacrés, écrits dans une langue en quelque sorte végétale, pleine de grâce et de fluidité. C'est une espèce de féerie où les tremblements de terre, les incendies, les pluies d'étoiles ou d'insectes, les chocs de nuages apparaissent comme de simples passe-temps, des jongleries. C'est une œuvre spécifiquement indigène, de pure tradition guatémaltèque, aussi étrange que ces sculptures, ces fresques et ces monuments que gardent les forêts vierges de l'Amérique Centrale, et qui témoignent d'une civilisation qui n'est pas morte, mais seulement endormie, mystérieusement cachée à l'entendement des Blancs par les Indiens qui n'ont pas renoncé à ses rites ni à ses croyances.

L'œuvre poétique d'Asturias, avec Rayito de Estrella, Emulo Lipolidon, Alclasan, est non moins surprenante par sa fantaisie, son étrange luminosité, ses inventions d'image, de rythmes et de langages.

Enfin, dans un nouveau roman qu'il vient de publier, Hommes de Maïs, Miguel-Angel Asturias mêle le fantastique des légendes de son pays natal à la vie quotidienne des paysans qui en habitent les collines et les montagnes. Dans la mythologie maya-quechua, l'homme a été fait de maïs ; et, dans son roman, nous voyons l'homme de la terre, qui considère le mais comme un aliment sacré, opposé à l'homme pour qui il ne s'agit que d'un produit comme les autres. Le premier est incarné par le cacique Gaspar Ilom, le second par le colonel Chalo Godoy, qui a empoisonné le cacique, mais qui périra brûlé vif dans la forêt avec ses hommes, victimes des sorciers.

Car les légendes, les sorts, les scènes de magie viennent tout naturellement se mêler aux infortunes et aux misères de la vie de ses héros. L'aveugle Goyo Yic, que sa femme abandonne parce qu'il lui fait trop d'enfants, recouvre la vue grâce au rebouteux et part à sa recherche. Nicho Aquino, également en quête de la sienne, est conduit dans une caverne merveilleuse, celle de Maria Tecum, où le Guérisseur-Chevreuil aux Sept Brûlis le change en loup.

C'est un livre d'une extraordinaire et merveilleuse poésie, mais aussi une description fidèle et colorée des mœurs du peuple guatémaltèque, un livre d'une richesse et d'une saveur absolument uniques, qui nous fait comprendre tout ce que cette Amérique tropicale garde de primitif et de magique, combien l'homme y est encore soumis aux éléments.

Georges Pillement

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