Paul Auster et l'utilisation de Sophie Calle dans Léviathan
Sophie Calle et l'utilisation de Paul Auster dans Doubles-Jeux


Dans Paul Auster Une vie dans les mots : Conversations avec I.B. Siegumfeldt où chacun des livres de Paul Auster est passé au peigne fin, il raconte comment ça s'est fait :

"En 1989, plus ou moins, j'ai été contacté par le réalisateur britannique Michael Radford, qui souhaitait collaborer avec moi sur un projet de film. Il m'a parlé d'une amie à lui, l'artiste française Sophie Calle - quelqu'un dont je n'avais encore jamais entendu parler - et d'une œuvre quelle avait réalisée à partir d'un répertoire perdu. Je crois que vous connaissez l'histoire : quelqu'un avait perdu ce répertoire, elle est tombée dessus dans une rue de Paris et a décidé de parler à toutes les personnes dont le nom y figurait afin de réaliser un portrait du propriétaire - in absentia. Au cours du mois qui suivit, elle publia chaque jour, dans le journal Libération, une interview avec les personnes qu'elle avait réussi à contacter - accompagnée de leur photographie. Pendant ce mois, le propriétaire du répertoire se trouvait à l'étranger. Quand il rentra à Paris et découvrit ce qui se passait, il fut si furieux qu'il menaça de porter plainte contre elle à moins qu'elle ne publie dans le journal une photo d'elle - nue. Elle le fit et ainsi se termina l'histoire. Une affaire intrigante, ai-je pensé, qui pourrait peut-être conduire à quelque chose d'intéressant et j'acceptai donc d'y réfléchir avec Michael. Nous avons trouvé une esquisse pour un film - un peu trop sexy et érotique j'en ai peur, ce qui n'est pas passé auprès des producteurs et notre proposition fut rejetée à peu près partout - mais à ce moment-là, le personnage que j'avais inventé pour le film, Maria Turner, était si abouti que je l'ai intégré au roman auquel je songeais depuis plus d'un an. J'avais alors rencontre Sophie Calle et lorsque je lui ai demandé si je pouvais attribuer certaines de ses œuvres à mon personnage, elle a été d'accord. Ceci explique la mention au début de Léviathan : "L'auteur remercie tout spécialement Sophie Calle de l'avoir autorisé à mêler la réalité à la fiction*."

* Sophie Calle répondit ensuite en remerciant Paul Auster de lui avoir permis de mêler la fiction à la réalité dans sa reprise du personnage de Maria dans son livre Doubles-Jeux (Actes Sud, 2002).

Léviathan s'ouvre sur une phrase minuscule à peine visible : "L'auteur remercie tout spécialement Sophie Calle de l'avoir autorisé à mêler la réalité à la fiction". Maria, l'un des personnages de Leviathan, publié en 1992, est inspirée de Sophie Calle, de ses pratiques artistiques fondées sur des rituels.
                                                               

Sophie Calle développe ces rituels mentionnés dans le livre dans une série de 7 ouvrages rassemblés en un coffret intitulé Double-jeux, publié en 1998.
                   
Dans son roman Léviathan, Paul Auster glisse dans le portrait de son personnage quelques rituels qu’il a lui-même inventés. Afin de se rapprocher du personnage, Sophie Calle décide d’obéir au livre. Ce sont ces traces d’assujettissement que l’on retrouve dans le livre I, De l’obéissance. La plasticienne travestit son identité de façon à faire comme Maria. L’idée de travestissement est très importante, car Sophie Calle ne devient pas Maria, elle joue à être ce personnage et elle le précise lors d’une entrevue réalisée par Fabian Stech : "elle n’est pas devenue mon double. J’ai joué avec le livre, j’ai joué à lui obéir. […] Ce n’était pas l’idée du double qui m’intéressait, mais l’envie de devenir plus ou moins quelqu’un d’autre."

Les rituels auxquels Paul Auster s'est référé : La suite vénitienne, La garde robe, Le strip-tease, La filature, L'hôtel, Le carnet d'adresses, Le rituel d'anniversaire.

Les 7 titres du coffret : De l’obéissance, Le Rituel d’anniversaire, Les Panoplies, À suivre…, L’Hôtel, Le Carnet d’adresses et Gotham Handbook.

1.De l'obéissance

Le jeu consiste pour l’artiste à “obéir” aux traits non réalisés du personnage. Ainsi découvre-t-on dans le livre I des repas chromatiques et des jours en b ou en c (comme Calle). Ce même ouvrage commence par le passage référentiel du roman, avec des paragraphes encadrés qui renvoient aux autres livrets dans lesquels on découvre ou reconnaît les “épisodes de la vie’ c’est-à-dire les ceuvres de S. Calle.

2. Le Rituel d'anniversaire

Il traduit un parti-pris d’inventaire qui rend hommage à C. Boltanski et A. Messager.

3. Les Panoplies

Ce livret s’ouvre plus largement sur cette anthropologie de la sphère privée spécifique des œuvres de Sophie Calle et qui fait de l’artiste (avec Messager) l’annonciatrice des interrogations récentes sur l’intime.

4. À suivre…

“Depuis des mois, je suivais des inconnus dans la rue. Pour le plaisir de les suivre et non parce qu’ils m’intéressaient. Je les photographiais à leur insu, notais leurs déplacements, puis finalement les perdais de vue et les oubliais…”

5. L'Hôtel

“Le lundi 16 février 1981, je réussis, après une année de démarches et d’attente, à me faire engager comme femme de chambre pour un remplacement de trois semaines dans un hôtel vénitien. On me confia douze chambres du quatrième étage. Au cours de mes heures de ménage, j’examinai les effets personnels des voyageurs, les signes de l’installation provisoire de certains clients, leur succession dans une même chambre. J’observai par le détail des vies qui me restaient étrangères. Le vendredi 5 mars 1981, mon remplacement prit fin.”

6. Le Carnet d'adresses

La vie de Sophie et comment elle a influencé celle de Maria (livres II, III, IV, V, VI) : Ces rituels que Paul Auster m’a “empruntés” pour façonner Maria sont : la suite vénitienne, la garde-robe, le strip-tease, la filature, l’hôtel, le carnet d’adresses, le rituel d’anniversaire. Léviathan m’offre l’occasion de présenter les projets artistiques dont s’est inspiré l’écrivain et que désormais nous partageons, Maria et moi.

7. Gotham Handbook

“Manuel d’instructions à l’usage personnel de S. C. concernant la façon d’embellir la vie à New York (à sa demande).” Paul Auster

Enfin, on peut voir Olivier Barrot présenter le coffret dans son émission de télévision Un livre, un jour. Et on peut voir aussi ›ici les livres feuilletés en vidéo.


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