Extraits de Les
détails, d'Ia Genberg
trad. du suédois Anne Postel, Le Bruit du Monde, 2024
P. 14 :
Le livre que je tiens entre les mains est la Trilogie
new-yorkaise. Auster. Fermé
et souple à la fois, si simple et pourtant un peu tordu, aussi
lucide que paranoïaque. Entre chaque mot souvrait un ciel.
Sur ce point, nous tombions daccord, Johanna et moi. Quand la fièvre
fut retombée quelques semaines plus tard, je me replongeai dedans
pour y chercher des défauts, pour voir si je mettais le doigt sur
quelque chose ou si le roman était capable de mennuyer, mais
pas un seul paragraphe ne me parut problématique. Peu de temps
après, je lus Moon Palace avec
le même émerveillement. Auster
devint alors un point cardinal, quand je lisais, mais aussi quand jécrivais
même si je lai ensuite oublié, jai
cessé dacheter ses nouveaux livres. La simplicité
affûtée resta un idéal, dabord associée
à son nom, et qui avait continué sans lui. Certains livres
vous restent dans la moelle après que les détails et les
noms ont disparu, et lorsque bien plus tard je me rendis à Brooklyn
pour la première fois, je cherchai son adresse comme une évidence.
Le nouveau millénaire avait quelques années et Johanna mavait
quittée depuis longtemps pour quelquun dautre, de manière
inattendue et brutale, absolument glaciale. À linstant où
je scrutais lescalier qui menait à la maison en briques rouges
de Brooklyn où Paul Auster et Siri Hustvedt
vivaient leur vie et écrivaient leurs livres, jétais
depuis un certain temps en couple avec un homme qui, à ce moment
précis, dégustait des crêpes dans un café avec
ma fille. Grâce aux méandres du temps, je pouvais me tenir
là, à Park Slope, comme si Johanna se trouvait tout contre
moi, je pouvais lentendre prononcer quelques phrases sur le thème
du hasard, que je comprendrais bien plus tard, et nous pouvions toutes
les deux entrevoir un mouvement derrière un rideau à létage.
P. 37 :
Une seule fois, jai éteint la radio alors quelle était
à lantenne. Je ne peux pas préciser la date, mais
cétait un vendredi soir. Lévénement était
si trivial, si marginal que je suis sans doute la seule à lavoir
remarqué, comme un fou qui voit des messages personnels dans les
articles de journaux, mais cela nétait pas un signe de folie
en tout cas, pas de mon côté. Cétait
une simple observation. Pour une obscure raison, elle faisait partie dun
panel dans une émission radio qui, cétait dans lair
du temps, mêlait lactualité, la culture et lhumour
sans que quiconque ne se sente heurté, et quand un homme du panel
avait recommandé la lecture du dernier roman de Paul
Auster, Johanna sétait écriée, à
brûle-pourpoint : « Je nai jamais
aimé Paul Auster. » La réplique était
abrupte, Johanna avait fait feu sans quon lui donne la parole, comme
si elle attendait, pistolet brandi, le bon moment pour tirer. Le dessein
de cette déclaration devait être cryptique pour les autres
membres du panel. Dailleurs, personne na réagi. La
conversation a continué dans une autre direction. Mais ses mots
mont marquée. Elle aurait aussi bien pu dire « Je nai
jamais vécu à Hägersten » ou « Jai
horreur des crêpes ». Essayer de démêler les
tenants et les aboutissants de cette réplique me ferait passer
pour une cinglée aux yeux du plus grand nombre, cest pourquoi
je my refuse. Une cinglée solitaire, une cinglée prétentieuse
avec une vie amère que ni Paul Auster
ni aucun autre auteur naurait la force de décrire dans les
détails. Et cest pourquoi je my refuse.
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