"Les Yeux du Rigel : brouillard de l'après-guerre"
Christian Desmeules, Le Devoir (Québec), 19 juin 2021


Sur la petite île de la côte atlantique de la Norvège où elle a grandi, univers de froid et d’eau salée, Ingrid Marie Barrøy a accueilli et caché, à la fin de l’année 1944, le seul rescapé du naufrage d’un bateau allemand qui transportait des prisonniers de guerre, le MS Rigel.

Après avoir connu une brève histoire d’amour avec ce jeune ingénieur de Leningrad, la femme a dû le laisser repartir, muni toutefois d’une lettre dans laquelle elle exhortait les âmes de bonne volonté à l’aider.

Après Les invisibles et Mer blanche (Gallimard, 2017 et 2019), les deux premiers volets magnifiques d’une trilogie consacrée au personnage d’Ingrid Marie Barrøy, l’écrivain norvégien Roy Jacobsen, né en 1954, met une fois encore sa plume sèche et poétique au service d’une femme forte et entêtée qui cherchera à remonter contre vents et marées la piste de cet amant fugitif.

Dans Les yeux du Rigel, on retrouve Ingrid à la fin de l’hiver 1946, alors qu’elle a accouché il y a à peine un an de l’enfant qu’elle a eu de ce prisonnier russe. Poussée par une véritable obsession, Ingrid met toutes ses affaires en ordre et décide de prendre la route pour le retrouver, sa fille sur son dos et une valise à la main.

« Le pays avait une guerre derrière lui, et une guerre fait des choses étranges aux gens, elle ne les rend pas nécessairement meilleurs. » On construit et on reconstruit. Un marchand qui avait vendu du poisson aux Allemands tente désormais de se faire oublier dans un petit village. Les langues se délient difficilement.

Dans cet univers de fjords et de lacs aux angles abrupts, aux étés courts mais lumineux (ou peut-être est-ce l’inverse), la dureté de la vie est une évidence. Sur la terre ferme, la guerre a laissé des traces que chacun cherche à oublier : des enfants morts de froid, des parents en prison pour avoir collaboré avec les nazis, quelques doigts en moins, un amant disparu, parti en laissant un grand vide.

Au cours de son voyage de plusieurs mois, Ingrid croise des gens qui veulent son bien — ou peut-être le leur, comment savoir —, elle en rencontre d’autres qui cherchent à la décourager, à la tromper ou à profiter d’elle. La guerre semble avoir brouillé toutes les pistes.

Ne ferait-elle pas mieux de retourner dans le Nord ? Se contenter de ce qu’elle a déjà ? Toute une île pleine d’eiders à duvet, de tourbe et de poisson séché, avec quelques champs de pommes de terre, des agneaux qui gambadent tout l’été. Et une petite fille qui a les yeux de l’homme du Rigel, sa seule certitude dans le brouillard de l’après-guerre.

Avançant à coups de rencontres, d’espoirs et de déceptions, le roman de Roy Jacobsen, quête désespérée d’une femme libre et courageuse, raconte ce difficile parcours à obstacles, à la fois géographique et intérieur, pour découvrir une vérité fuyante.

« Seul celui qui erre trouve de nouveaux chemins », dit un proverbe norvégien. Un drôle de théâtre dans lequel le désastre de l’après-guerre fait écho aux ruines de l’amour.


Les yeux du Rigel
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Roy Jacobsen, traduit du norvégien par Alain Gnaedig, Gallimard, Paris, 2021, 256 pages


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