"Les Yeux du Rigel, l’odyssée norvégienne"
Virginie Bloch-Lainé, Libération, 4 avril 2021


Une femme à la recherche de son amour perdu, par Roy Jacobsen.



Roy Jacobsen en 2019 (Francesca Mantovani/Gallimard)

D’où vient la beauté des Yeux du Rigel, dernier volume de la trilogie de Roy Jacobsen? Du caractère intègre de son héroïne, Ingrid, des descriptions tirées au cordeau de paysages et de gestes, et de l’absence d’un vocabulaire psychologique alors que cette odyssée met en relief la complexité (si partagée) des émotions et des réactions. La finesse des sous-entendus, la façon dont à travers deux ou trois mots s’ouvre un horizon de pensées, en disent autant sur l’intelligence et la sensibilité d’Ingrid que sur celles de l’auteur, un colosse né en 1954 et célèbre en Norvège. A l’été 1946, Ingrid quitte son île natale, Barrøy, dans l’espoir de retrouver Alexander, un soldat soviétique qu’elle a sauvé deux ans plus tôt. Elle l’a découvert comme mort, seul sur le rivage. En cachette, parce que la Norvège était occupée par les Allemands, elle l’a soigné et aimé. Il l’aimait aussi. Puis elle l’a rendu à la mer, il voulait partir.

Les amants ne parlaient pas la même langue mais c’est bien une passion qu’ils ont éprouvée. Une petite fille en est née, Kaja. Une valise à la main, Kaja sur le dos, Ingrid qui n’a jamais vu que son île, parcourt la Norvège d’après-guerre. Les Yeux du Rigel est une histoire de regards. Roy Jacobsen ne fait pas entrer Ingrid dans la capitale. Elle la contourne, longe « des champs de blé infinis », observe « un menuisier édifier une nouvelle grange sur les ruines d’une ancienne ». Personne ne fait attention à elle, tout le monde est affairé. Ingrid prend le train et constate que le pays est à l’aube de son fulgurant enrichissement. Roy Jacobsen a conçu sa trilogie comme une saga familiale autant que comme une fresque historique. Il l’a entamée avec les Invisibles, roman situé au début du XXe siècle lorsque la Norvège est d’une pauvreté extrême. Nous avons connu Ingrid toute petite.

Mains brûlées

Malgré son beau voyage, Ingrid n’est pas Ulysse. Il ne lui tarde pas de retrouver son petit village, même si elle ne récolte que des miettes d’informations sur Alexander. Elle comprend pourquoi ses mains étaient brûlées : sur le Rigel, le bateau où il fut transporté avec d’autres prisonniers soviétiques avant de rencontrer Ingrid, les Allemands mirent le feu : «Les mains d’Alexander avaient été tellement abîmées qu’il n’avait jamais pu la caresser comme un homme le doit, et cela l’avait profondément marquée. » Elle interroge l’homme qui a vu l’homme qui a vu son amour perdu. Elle se demande : « Pourquoi les gens avaient aussi peur de se souvenir ». Une personne avisée répond : « Nous avons peut-être davantage peur de ce que les autres peuvent se rappeler. »

Beaucoup demeurent taiseux, l’un notamment parce qu’il est honteux de s’être enrichi en faisant du commerce avec les Allemands. Traduit comme tous les romans de Jacobsen par l’écrivain et éditeur Alain Gnaedig, les Yeux du Rigel enregistre les mouvements d’une société en train de se métamorphoser. Plus Alexander échappe à Ingrid, plus elle avance vers le sud. « Il y a maintes façons de marcher, et Ingrid Marie Barrøy marchait léger. »

Roy Jacobsen Les Yeux du Rigel, traduit du norvégien par Alain Gnaedig, Gallimard, 256 pp., 20 € (ebook: 14,99€). Paraît en Folio Mer blanche.


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