LE DISCOURS DE DAVID
Année 1947, partie 6, à partir de la page 813-829
dans Elsa MORANTE, La Storia, trad. de l'italien Michel Arnaud, Folio, 960 p.

Mais arrivé là, le parleur fut forcé de se rendre compte que ses belles paroles n’étaient écoutées par personne, sinon involontairement, comme si elles avaient été des morceaux de vieux papier tourbillonnant dans le vent… Et de fait, pendant un instant il se tut, l’air troublé et perplexe d’un enfant au centre d’un rêve assourdissant… Mais aussitôt il fronça les sourcils, serrant les mâchoires ; et brusquement, se levant, il cria d’un air de défi :
"Moi, je suis juif !"
Dérangés par cette sortie, les joueurs d'alentour détachèrent un instant leurs yeux de leurs cartes, cependant que Clemente le regardait en faisant la grimace. "Quel mal y a-t-il à être juif ?" dit avec douceur le petit homme aux yeux injectés de sang, qui entre-temps s'était rassis à sa place. "Les Juifs", déclara avec une gravité quasi officielle l'homme en tenue de receveur, "sont des hommes comme les autres. Les Juifs sont des citoyens italiens comme les autres."
"Ce n'est pas cela que je voulais dire", protesta David en rougissant. De fait, il se sentait en faute, comme sous l'accusation d'avoir mis en avant des questions qui lui étaient personnelles, mais, au fond, il était content, simplement, que quelqu'un au moins lui ait répondu. "Pour qui m'avez-vous pris ?!", protesta-t-il encore, avec un certain embarras, essayant de retrouver le fil qui lui échappait, "les races, les classes, les citoyennetés sont des blagues : des spectacles d'illusionnisme montés par le Pouvoir. C'est le Pouvoir qui a besoin de la Colonne infâme du Pilori : "celui-là est juif, il est nègre, il est ouvrier, il est esclave… il est différent… c'est lui l'Ennemi !", tout ça, c'est des trucs pour masquer le véritable ennemi qui est lui, le Pouvoir ! C'est lui, la pestilence qui plonge le monde dans le délire… On naît juif par hasard, et nègre et blanc par hasard…" (arrivé là il lui sembla soudain avoir retrouvé le fil) "mais on ne naît pas par hasard créature humaine !" proclama-t-il avec un petit sourire inspiré et presque de gratitude.
Cette dernière phrase était, de fait, l'exorde d'un poème composé par lui plusieurs années auparavant, sous le titre de La conscience totale, et qui à présent lui revenait à propos. Pourtant, son Sur-moi lui déconseillant de se mettre maintenant à déclamer des vers, il lui sembla préférable de mettre pour l'occasion ces vers en prose ; mais ce fut tout de même d'une voix chantante, emphatique et à la fois timide, une vraie voix de poète récitant un de ses poèmes, qu'il dit :
"De l'algue à l'amibe, à travers toutes les formes successives de la vie, tout au long d'époques incalculables, le mouvement multiple et continu de la nature a tendu vers cette manifestation de l'unique volonté universelle : la créature humaine ! La créature humaine signifie : la conscience. C'est là la Genèse. La conscience est le miracle de Dieu. Elle est Dieu ! Ce jour-là Dieu dit : Voici l'homme ! Et puis il dit : Je suis le fils de l'homme ! Et ainsi finalement il se repose et se réjouit…
"Mais la conscience, dans sa propre fête, est une et totale : dans la conscience, il n'existe pas d'individus séparés. Et dans la réalité, il n'existe aucune différence entre une créature humaine et l'autre. Que l'on soit blanc, noir, rouge ou jaune, naître créature humaine signifie avoir atteint le plus haut degré de l'évolution terrestre ! C'est là la marque de Dieu, le seul titre de noblesse réel de l'homme : tous les autres titres, tous les honneurs et tous les galons sont de mauvaises plaisanteries, un délire de pestilence : des bavardages et des faux-semblants…"
"Mais toi, est-ce que tu crois en Dieu ?" l'interrompit Clemente, avec un demi-rictus qui dénotait déjà dans cette question un jugement péjoratif sur celui qu'il interrogeait. "Ah, bienheureux ceux qui croient en lui !" soupira gravement le petit homme aux yeux injectés de sang… "Qu'est-ce que c'est que cette question ?! et pourtant, je croyais m'être bien expliqué", grommela David, "…SI JE CROIS EN UN DIEU ?!… c'est là une question absurde en soi, l'un des habituels trucs verbaux. Un truc comme tant d'autres."
"Ah ! Un truc ?"
"Un truc, un truc ! Du boniment de curés et de fascistes. Ils parlent de foi en Dieu, en la patrie, en la liberté, en le peuple et en la révolution, et toutes ces fois ne sont que des faux, truqués parce que ça les arrange, comme les médailles et les monnaies. De toute manière, moi, je suis ATHEE, si c'est ça que tu voulais savoir."
"Alors, pourquoi vous causez autant de Dieu, si vous y croyez même pas !" grommela le maquignon, gonflant un peu ses joues d'un air agacé. Sur ces entrefaites, comme son petit partenaire, le marchand ambulant, se grattant une oreille de la manière convenue, le consultait à distance sur ce qu'il devait jouer, il l'autorisa par le terme de : "Coupe !", et le marchand ambulant jeta aussitôt sa carte sur la table.
"Croire en Dieu… Mais quel Dieu serait-ce qu'un Dieu en qui on peut croire ou ne pas croire ?! Moi aussi, quand j'étais gosse, j'entendais cela plus ou moins ainsi… Mais Dieu ce n'est pas ça !… Attendez ! je me rappelle une fois, il y a peu de temps, où un ami à moi m'a demandé : " Est-ce que tu crois que Dieu existe ? " " Moi ", lui ai-je répondu à la réflexion, " je crois que seul Dieu existe. " " Et moi, par contre ", a-t-il dit sans réfléchir, " je crois que toutes les choses existent, toutes, sauf Dieu !! " " Alors ", avons-nous conclu, " il est évident que nous ne sommes pas d'accord… ". Et au contraire j'ai découvert ensuite que lui et moi nous disions la même chose…"
Cette explication dut paraître pour ses auditeurs (si tant est que quelques-uns d'entre eux l'aient vraiment écoutée) un indéchiffrable rébus. Sans doute ont-ils supposé qu'il s'agissait d'une théologie hébraïque… De toute manière, le seul commentaire dont elle fut suivie, ce fut une quinte de toux de Manonera, laquelle était comme des notes de sarcasme émises contre lui par ses poumons en mauvais état ; outre un "Eh, David !" discret, mais assez hardi, de la part d'Useppe. C'était déjà à la vérité la troisième ou quatrième fois au cours de la réunion qu'Useppe signalait sa présence par cet appel à son ami ; mais c'était seulement pour lui faire remarquer fièrement : "Nous aussi, on est là !", sans la moindre exigence de réponse. Et de fait, David, comme d'habitude, et comme déjà les autres fois, ne parut même pas l'avoir entendu.
Il était retombé sur sa chaise presque sans s'en rendre compte, et poursuivait obstinément le cours de ses arguments, avec l'expression de quelqu'un qui, réveillé, tenterait de reconstruire une aventure vécue en rêve : "De fait, on dit : Dieu est immortel, précisément parce que l'existence est une, la même, chez toutes les créatures vivantes. Et le jour où la conscience sait cela, que reste-t-il alors à la mort ? Pour ce tous qui est un seul la mort n'est rien : est-ce que la lumière pâtit si toi ou moi fermons les paupières ?! Unité de la conscience : c'est là la victoire que la révolution remporte sur la mort, la fin de l'Histoire et la naissance de Dieu ! Que Dieu ait créé l'homme, c'est une autre des si nombreuses fables, parce que, au contraire, c'est de l'homme que Dieu doit naître. Et on attend encore sa naissance ; mais peut-être Dieu ne naîtra-t-il jamais. Il n'y a plus d'espoir en la vraie révolution…"
"Mais toi, est-ce que tu serais révolutionnaire ?" demanda de nouveau Clemente, toujours de cette manière sournoise et sans entrain qui dépréciait la réponse de l'autre déjà avant de l'avoir entendue.
"C'est là", dit David avec un petit rire amer, "une autre question piège. Des gens comme Bonaparte, Hitler ou Staline répondraient oui… De toute manière, moi, je suis anarchiste, si c'est ça que vous voulez savoir !".
À présent, il parlait sur un ton agressif, mais ce n'était pas contre Manonera : plutôt contre un quelconque interlocuteur invisible. Par moments, il confondait la voix rauque et aigre de Manonera avec celle de son Sur-moi !
"Et la seule révolution authentique, c'est l'ANARCHIE ! A-NAR-CHIE, ce qui veut dire : AUCUN pouvoir, de PERSONNE, d'AUCUN genre, à PERSONNE, sur PERSONNE ! Quiconque parle de révolution et, en même temps, de Pouvoir est un tricheur ! et un faussaire ! Et quiconque désire le Pouvoir, pour lui-même ou pour n'importe qui d'autre, est un réactionnaire ; et même s'il est né prolétaire, c'est un bourgeois ! Oui, un bourgeois, parce que, désormais, Pouvoir et Bourgeoisie sont inséparables ! La symbiose a eu lieu ! En quelque endroit que se trouvent les Pouvoirs, la bourgeoisie pousse, comme les parasites dans les égouts…"
"Eh, c'est eux qui ont le fric", fit le patron, dans un bâillement, en se frottant le pouce contre l'index de sa main droite. "Avec l'argent", intervint une voix nonchalante, de côté de ceux qui écoutaient la radio, "on peut même s'acheter la Madone…" "…et même le Père Éternel", renchérit une seconde voix, plus sournoise, venue du même côté.
"L'argent…" dit David en riant. Et dans une vague intention théâtrale, de l'air d'un terroriste qui lance une bombe, tirant de sa poche les deux petits billets de banque qu'il y avait, il les jeta de côté avec mépris. Mais, malgré son élan, ces bouts de papier sans poids tombèrent à un pas de lui, un peu plus loin que la queue de Bella : et Useppe se hâta gentiment de les ramasser, les rendant avec empressement à son ami, non sans profiter de l'occasion pour lui dire : "Eh, David !" Après quoi, discipliné, il retourna sur sa chaise encore chaude, accueilli par Bella par une spectaculaire bourrade de bienvenue, comme s'il rentrait pour le moins d'une grande expédition.
David s'était docilement laissé restituer son bien, le fourrant de nouveau dans sa poche sans plus y faire attention : peut-être déjà oublieux de son geste impulsif, par lequel, néanmoins, il ne s'était pas débarrassé de son envahisseur : "L'argent", cria-t-il, "a été la première escroquerie de l'Histoire !" Mais maintenant l'interlocuteur à la voix nonchalante ne l'écoutait plus. C'était un jeune gars vif, aux dents lumineuses, qui, une oreille collée à la radio, s'abritait l'autre avec la paume de sa main, pour écouter sans trop d'interférences les nouveautés du programme de musique.
"Ç'a été l'un des premiers trucs de ceux-là !" poursuivait néanmoins David, "et eux, grâce à ce truc de l'argent, ils ont acheté notre vie ! Toutes les monnaies sont fausses ! Est-ce que l'argent est comestible ? Eux autres vendent très cher des mystifications dignes d'un tas d'ordures. Si on le vend au poids, un million vaut moins qu'un kilo de merde…"
"Et pourtant, à moi, un petit million ferait bien mon affaire", retentit alors, inattendue, avec un soupir, la voix du marchand ambulant. Et dans ses yeux pâles et aussi petits qu'une pièce de deux centimes, plana une grande vision de légende : peut-être un magnifique supermarché, sa propriété à lui, débordant de quintaux de croquignoles et de noisettes… Cette vision lui fit oublier momentanément la partie en cours ; et il fut vite rappelé à l'ordre par son partenaire qui, jetant un coup d'œil de travers à David, l'apostropha : "Réveille-toi !"
David, par contre, à l'intervention du marchand ambulant, changea d'humeur ; et il eut un sourire apaisé de gosse. Puis, avec au visage cette expression nouvelle, rassérénée et prometteuse (comme si, tout à coup, un héraut fabuleux venait de lui toucher le front), il annonça :
"Dans la Commune Anarchiste, l'argent n'existe pas."
Et alors, sur-le-champ, il entreprit de décrire la Commune Anarchiste : où la terre est à tous et où tous la travaillent ensemble, s'en partageant les produits sur un pied d'égalité selon la loi de la nature. De fait, le gain, la propriété, les hiérarchies sont tous des dépravations contre nature, qui de là sont exclues. Et le travail est une fête de l'amitié comme le repos. Et L'amour est un abandon innocent, libre de tout égoïsme possessif. Les enfants - tous nés de l'amour- y sont les enfants de tous. Les familles n'y existent pas, qui, en réalité, sont le premier nœud de la duperie, c'est-à-dire de la société instituée, laquelle est toujours une association de malfaiteurs… Là on ignore l'usage des patronymes, on s'appelle par son prénom ; et quant aux titres et aux grades, ils feraient là un effet aussi comique que celui de s'affubler d'un faux nez ou d'une queue en papier. Là les sentiments sont spontanés, parce que le mouvement naturel réciproque est la sympathie. Et les sens, guéris du délire pestilentiel du Pouvoir, reviennent à la communion avec la nature, dans une santé enivrante ! Là le palais, la vue, l'ouïe, l'intellect sont tous des degrés vers le vrai bonheur unitaire…
À la façon dont il en parlait, heureux et convaincu, avec un sourire limpide dans ses yeux de bédouin, on eût dit que la Commune Anarchiste était effectivement une station qu'on pouvait trouver sur les cartes géographiques (latitude telle, longitude telle) et qu'il suffisait de prendre le train pour y aller. Cette hypothèse chimérique provoqua seulement quelques petits rires (plutôt d'indifférence que de scepticisme) dans le groupe des vieux inactifs assis là à faire tapisserie ; cependant que, par-delà la tablée, la radio transmettait, sur le finale d'une musique de petit orchestre, un fracas enregistré d'applaudissements qui parut moqueur à David. Mais la pire moquerie vint, en réalité, de lui-même, c'est-à-dire, de son habituel Sur-moi : "Là, il me semble que nous marchons à reculons", lui insinua celui-ci, lui donnant un pincement à l'estomac, "tu t'élances en prophète de l'Avenir, et en attendant, c'est du passé antérieur que tu fais l'éloge : c'est-à-dire du jardin de l'Éden d'où nous avions émigré, tu ne t'en souviens pas ? pour croître et multiplier, vers la Cité de la Conscience !" "Oui", reprit David, avalant et riant, mal à l'aise, "on raconte que l'homme, au début, renonça à l'innocence de l'Éden pour la conscience. Et ce choix exigeait l'épreuve de l'Histoire, c'est-à-dire de la lutte entre la Révolution et le fantoche du Pouvoir… jusqu'à ce que, finalement, le fantoche a été vainqueur ! repoussant l'homme plus loin encore que les animaux inférieurs !! C'est à cela, maintenant, qu'on assiste ! de fait, toutes les autres espèces vivantes n'ont, du moins, pas régressé ! alors que l'humanité seule a régressé ! et elle a rétrogradé non seulement de son niveau historique de conscience, mais aussi du niveau de la nature animale. Il suffit de récapituler la biologie, et l'Histoire… Jamais, auparavant, aucune espèce vivante n'avait produit un monstre aussi en dessous de la nature que celui qu'a enfanté à l'époque moderne la société humaine…"
"…et quel est ce monstre ?" s'informa, entraîné par une curiosité spontanée, le petit homme aux yeux injectés de sang.
David dut faire violence à ses lèvres et à sa mâchoire pour donner sa réponse, tant celle-ci lui paraissait évidente : "C'est la bourgeoisie !" prononça-t-il avec la répugnance de quelqu'un qui mastiquerait une bouchée déjà mâchée par un autre. Et le petit homme se retira de toute discussion à ce sujet avec un sourire doux et incompréhensif, empreint d'une certaine déception : évidemment, il s'attendait à une réponse plus sensationnelle.
Cependant, David, tout à sa loquacité compulsive, avait l'impression de courir un gymkhana gratuit, imposé et inéluctable, à travers des obstacles disposés à l'avance. La polémique contre l'ennemi de classe, de fait, avait grandi avec lui depuis sa puberté ("comme la fleur de la virilité et de la raison", avait-il écrit lui-même dans un poème), et à présent, il éprouvait un sentiment de malaise à la pensée de devoir encore affronter cet ennemi désuet et sinistre ! Mais aussi, au seul fait de le mentionner, montait déjà en lui un ferment de révolte ; et son Sur-Moi lui ordonnait de ne pas reculer !
"Du moins, les Pouvoirs pré-bourgeois", attaqua-t-il, s'élançant, avec une grimace, "en toges ou en perruques, sur le trône, sur les autels ou à cheval, bien que corrompus, conservaient peut-être encore une nostalgie posthume, disons, de la conscience totale. Et pour se racheter (en partie du moins) de leur infamie, ils laissaient quelques œuvres vitales, pouvant leur servir (en partie du moins) de rançon ou d'espérance de salut… Bref, avant de se putréfier, ils laissaient quelques traces lumineuses… Mais le Pouvoir bourgeois, sur son passage ne laisse qu'une trace répugnante, un pus d'infection. Là où il s'attaque, il réduit toute substance vitale - et même, toute substance inanimée - à la nécrose et à la pourriture, comme le fait la lèpre… et il n'en a pas honte ! De fait, la honte est encore une manifestation de la conscience - et la conscience, qui est l'honneur de l'homme, les bourgeois l'ont amputée. Ils se croient des êtres entiers, alors qu'ils ne sont que des moignons. Et leur plus grand malheur, c'est cette ignorance obtuse, impénétrable…"
Il avait maintenant un ton irascible, un ton de Ministère public ! et ce n'était certainement pas là la première fois qu'il tenait le rôle de l'accusation dans un tel procès ; même, ses propos d'aujourd'hui étaient tous des échos et des refrains d'un hymne chanté et chanté encore par lui on ne sait combien de fois, tout seul ou avec ses compagnons de lutte, quand, occasionnellement, il se sentait en veine… Mais aujourd'hui son habituelle contestation de classe se doublait pour lui d'une passion viscérale et désordonnée qui risquait de l'engouffrer ; et quand il tenta d'en épancher l'excès grâce à l'un de ses habituels rires sauvages, ce rire sembla lui retomber dessus comme une dégelée de coups de poing, redonnant de la vigueur à ses muscles pour la revanche.
Les termes du réquisitoire qu'il était en train de prononcer ne lui semblaient pas suffisants pour clouer définitivement l'accusé : ils avaient été utilisés trop souvent, ressassés… Et il fouillait dans son imagination pour en trouver de nouveaux, résolutoires, pour cette suprême rencontre ; quand l'étrange envahissement de sa passion fut plus fort que lui ; et ne trouvant rien de mieux, sa langue se déchaîna en une série d'obscénités atroces (de celles communément dites de corps de garde) plutôt inhabituelles dans son langage. Lui-même, en les proférant, en éprouvait de la stupeur en même temps que le plaisir furieux de se violenter. Et il avait la sensation extravagante de célébrer une sorte de messe noire.
"Oh, ça va, on t'a compris !" intervint l'habituelle voix nonchalante du côté des auditeurs de la radio,"toi, les bourgeois te les cassent." Et David, en réponse, chargea d'une plus grande emphase la série ininterrompue de ses gros mots, lesquels, d'ailleurs, éclataient aussi inoffensifs que des pétards au milieu de son présent auditoire. De fait, Useppe lui-même, depuis son plus jeune âge, avait fréquenté de véritables maîtres en ce qui concernait ce langage (et sur ceux-ci les dames Marrocco n'avaient certainement pas été en reste).
Mais David avait l'impression, dans son exacerbation, d'être le centre exact d'un scandale universel, ni plus ni moins que si on l'avait lapidé. Il chancelait et une sueur de fièvre lui coulait du front. Alors, serrant les poings, il reprit le fil de sa harangue : "La nature appartient à tous les vivants", tâcha-t-il de nouveau d'expliquer d'une voix enrouée, "elle était née libre, ouverte, et EUX, ils l'ont comprimée et ankylosée pour la faire entrer dans leurs poches. Ils ont transformé le travail des autres en titres de bourse, et les champs de la terre en rentes, et toutes les vraies valeurs de la vie humaine, l'art, l'amour, l'amitié en marchandises à acheter et à empocher. Leurs États sont des banques d'usure, qui investissent le prix du travail et de la conscience d'autrui dans leurs sales affaires : fabriques d'armes et d'immondices, louches manigances, vols, guerres homicides ! Leurs fabriques de biens de consommation sont d'affreux Lager d'esclaves, au service de leurs profits… Et les Autres… Mais peut-on encore croire en d'autres à opposer à EUX ? Peut-être LEURS falsifications resteront-elles l'unique matériau de l'Histoire future. C'est peut-être là le point crucial d'irrémédiable non-retour, où les calculateurs scientifiques de l'Histoire, même les meilleurs, hélas ! se sont trompés dans leurs comptes (le pronostic funeste du Pouvoir, bien sûr, est éludé par ceux qui, dans le poing fermé de la Révolution, cachent la même plaie infectée que le Pouvoir, et en nient la gravité !) ! On diagnostiquait le mal bourgeois comme étant symptomatique d'une classe (et donc, une fois cette classe supprimée, le mal était guéri !), alors qu'en réalité le mal bourgeois est la dégénération cruciale, éruptive, de l'éternelle plaie maligne qui infecte l'Histoire… c'est une épidémie de peste… Et la bourgeoisie suit la tactique de la terre brûlée. Avant de céder le pouvoir, elle aura empoisonné toute la terre, corrompu la conscience totale jusqu'à la moelle. Et ainsi, pour le bonheur, il n'y a plus d'espoir. Toute révolution est déjà perdue !"
Dès le début de son invective, il s'était remis debout (et même, il avait d'un coup de pied repoussé sa chaise). Et il s'obstinait, intrépide, à rester debout, bien que la fatigue écrasante de cette journée de gala, repoussée par son cerveau en ébullition, se fût accumulée de plus en plus dans ses muscles, le mettant au défi par son poids. Inutilement, du reste, sa voix rauque tentait de se faire entendre dans le vacarme. Et de plus, en écoutant sa propre voix, il reconnaissait à chaque pas dans ses présumées communications urgentes, comme dans un radio-drame enregistré, rien d'autre que des plagiats de lui-même.
Ou, plutôt, c'étaient plusieurs lui-mêmes : David Segré écolier en culotte courte et lycéen en veste de sport et cravate rouge, et chômeur errant en chandail de cycliste, et apprenti ouvrier en salopette, et Vivaldi Carlo avec sa sacoche en bandoulière et Piotr partisan en armes et barbu (dans le maquis, pendant l'hiver 43-44, il s'était laissé pousser une belle barbe noire)… Lesquels tendaient tous au présent orateur les fameuses productions de leurs idéaux, accourant vers lui de toutes parts et s'enfuyant en même temps comme des fantômes… De l'air de déchaîner de là et à partir de cet instant même l'ultime révolution encore possible, David se remit à invectiver, forçant au maximum sa voix lasse :
"Il faut démasquer l'ennemi ! lui faire honte ! reconnaître ses maudits faux-semblants et les dévaluer sans retard ! Le salut dépend des AUTRES ! Le jour où sur la place les fausses valeurs ne seraient plus que de la merde, eh bien, je m'explique…" Cependant, le vacarme avait augmenté dans le local. Un petit orchestre très populaire à cette époque se produisait à la radio, et le petit groupe des amateurs, d'accord, avait réglé l'appareil à un volume très élevé. Cet orchestre exécutait une petite musique syncopée, dont je me rappelle seulement que les musiciens l'accompagnaient, par intervalles, avec des paroles bégayées sur le même rythme (Rega-rega-regarde-moi, embra-embra-embrasse-moi, etc.), doublant ainsi l'effet comico-brillant qui excitait les plus jeunes auditeurs à un tapage imitateur. Tout à coup, David s'assombrit, et interrompant sa harangue, il se tut et rapprocha sa chaise. Mais avant de se laisser choir dessus, obéissant à une soudaine décision, il se pencha en avant avec le buste vers les hommes assis autour de lui. Et sur un ton d'auto-accusation (mais avec une brutalité provocatrice qui équivalait à un grand coup de poing frappé sur la table), il s'écria :
"Moi, je suis né bourgeois !"
"Et moi", lui répliqua le vieux à la petite médaille, sans le regarder mais avec un rire franc et bienveillant, "je suis né débardeur aux Mercati Generali."
"Tous les bourgeois sont pas des salauds", observa à son tour, sur un ton conciliant et très judicieux, le petit homme aux yeux malades, "y a des bourgeois qui sont mauvais, et des bourgeois qui sont bons, et des bourgeois qui sont comme si comme ça… Ça dépend." Tout en disant cela, il ne perdait pas de vue les cartes, visiblement anxieux de suivre la partie :
"Prends !" souffla-t-il vivement, en connaisseur, à son voisin (le vieux à la petite médaille) ; cependant que déjà celui-ci, presque simultanément, avait tendu sa grosse main au-dessus des cartes au centre de la table, annonçant, avec une indifférence victorieuse :
"Je prends."
Le petit homme aux yeux injectés de sang, tout réjoui, se serra dans sa petite veste. On vérifiait le total des points, mais la victoire du vieux à la petite médaille et de son partenaire était prévue. À présent, le vainqueur rassemblait les cartes pour continuer la partie.
Retombé comme une masse sur sa chaise, David esquissait maintenant le sourire hésitant de quelqu'un qui veut se faire pardonner. Avec son geste du "coup de poing frappé sur la table", tout reste de virulence l'avait abandonné. Et même, au regard arrogant de tout à l'heure, succédait, dans ses yeux changeants, un autre de ses regards spéciaux, tout à fait opposé : un regard qui faisait penser qu'en lui cohabitaient un loup, un faon et Dieu sait quelles autres dissemblables créatures du désert, domestiques ou forestières. Par moments, il avait l'air d'un gamin heureux d'être laissé en la compagnie des grands au lieu d'être envoyé au lit comme les jours ouvrables.
Il s'était penché sur la table, extrêmement fatigué mais, néanmoins, toujours désireux de parler, comme si aujourd'hui, ayant rompu le long enchantement du silence, il avait dû profiter à tout prix de cette occasion. Il lui revint à l'esprit une phrase lue quand il était enfant dans un conte de fées, à propos d'une princesse délivrée par un prince : cela faisait sept heures qu'ils conversaient, et ils ne s'étaient même pas dit la septième partie des choses qu'ils avaient à se dire.
Les parties de cartes, à cette table et à l'autre, continuaient. Les phrases habituelles du jeu volaient et volaient encore à travers les tablées : "donne-moi une carte" "moi, je passe" "je coupe" "prends" "je joue carreau", etc. Le patron, quant à lui, écoutait, d'un air ravi et à demi transporté, le programme nourri de la radio qui offrait à présent je ne sais plus quelle autre chanson à la mode. Et les quelques jeunes gens qui étaient encore là chantonnaient cette même chanson, que répétaient, par les fenêtres ouvertes au soleil couchant, d'autres radios. Mais David semblait content parce que, même sans trop l'écouter, on le laissait néanmoins parler encore. Il promenait alentour un regard affectueux, qui quêtait de la sympathie, et dans lequel filtrait de l'intérieur (son Sur-moi s'était détaché de ses côtes et était tapi Dieu sait où) quelque chose de terriblement vulnérable, une sorte de liberté provisoire que son opiniâtreté rendait pleine de risques : "Moi", remâcha-t-il à voix basse, "je suis né de famille bourgeoise… Mon père était ingénieur, il travaillait pour une société de constructions… haut salaire… En temps normal, en plus de l'appartement où l'on habitait, on avait une villa à la campagne, propriété de famille, avec une ferme exploitée par un paysan - deux appartements qu'on louait (et qui rapportaient) - une auto, bien entendu (une Lancia) - plus, en banque, je ne sais quelles actions…" Une fois terminé ainsi son rapport financier, il se tut, comme après un effort physique. Et puis, reprenant, il dit que c'était précisément là, dans sa famille, que lui, dès son plus jeune âge, avait commencé à découvrir les symptômes du mal bourgeois : lequel le révoltait de plus en plus, au point que parfois, quand il fut plus grand, au spectacle de ses parents, il avait des accès de haine : "Et je n'avais pas tort !" précisa-t-il, reprenant, l'espace d'un instant, son air mauvais de dur.
Là-dessus, penché en avant et d’une voix qui n’était guère plus qu’un murmure, au point de sembler un bavardage futile adressé au bois de la table, il se livra à diverses nouvelles exhumations concernant sa famille. Disant, par exemple, que son père avait toute une gamme de manières différentes et même de voix différentes selon qu’il parlait à ses patrons, à ses collègues ou aux ouvriers… Que son père et sa mère, sans penser le moins du monde qu’ils étaient blessants, appelaient inférieurs les employés ; et qu’aussi leur habituelle cordialité envers ceux-ci semblait toujours être accordée de haut comme une largesse…


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