Ce qui m'a marquée dans la traduction

J'ai lu avec intérêt l'article de Ridha Boulaâbi dénonçant les gros défauts de la première traduction : "La première version traduite en français, de Fady Noun, offre au lecteur français une vision complètement édulcorée de l’imaginaire oriental sur l’Occident, gommant presque systématiquement les critiques de l’orientalisme qui rythment le texte arabe. " (Ridha Boulaâbi, "De Tayeb Salih à Abdelwahab Meddeb : Saison de la migration vers le Nord ou vers l’orientalisme ?", Recherches & Travaux, n° 95, 2019)/

Qui est donc l'auteur de cet article ? Ridha Boulaâbi, maître de conférences en littératures francophones à l'université de Grenoble, vient de publier : Orientalism Writes Back : quand la littérature francophone du Maghreb met en fiction la pensée postcoloniale, éd. Paul Geuthner (éditions parisiennes qui concernent le Proche-Orient, le Moyen-Orient et l’Extrême-Orient), 2024. Il avait dirigé Les Orientaux face aux orientalismes, 2013 et publié L'Orient des langues, 2011.

Son approche met en lumière une censure idéologique : aussi cruelle que Moustafa, j'aimerais avoir le traducteur sous la main pour le passer à la question...


J'ai regardé pour ma part la traduction d'excisée et celle de la description du clitoris dans trois traductions :
- la première en français de Fady Noun en 1972, la traduction traîtresse
- la deuxième, celle que nous avons lue, rectifiée en 1983 par Abdelwahab Meddeb
- et celle en anglais, de Denys Johnson-Davies en 1969 (en ligne :
Season of Migration to the North), traducteur éminent de l'arabe (voir son parcours lui aussi intéressant =>ici)

              

PREMIER EXEMPLE

Dans notre livre, avec la deuxième traduction, p. 12 :

Bint Mahjoub dit en riant :
- Nous avions peur que tu ramènes une chrétienne, non excisée.

Dans la première traduction, p. 21, pas d'excision :

Nous avions peur que tu ramènes une chrétienne.

Traduction anglaise avec une note d'un spécialiste indiquant que chrétienne serait mieux approprié qu'infidèle, mais le mot contraire d'excisée est bien présent (uncircumcised) :

Bint Majzoub laughed. "We were afraid," she said, "you’d bring back with you an uncircumcised infidel* for a wife."

Une note :

According to pages of 24 and 114 in Wail S. I-Iassan’s Tayeb Salib: Ideology and tbe Craft of Fiction (Syracuse, New York: Syracuse University Press, 2003), in Arabic, "infidel" is never used to refer to Christians and Jews, who are regarded as "People of the Book" who worship the same God of the Muslims; rather it refers to those who worship other gods. The translation may have overlooked this distinction made in the Qur’an and reinforces the Orientalist misconception that Islam is inherently hostile to Christians, when in fact a European Christian would not, in any case, be referred to as an infidel. Therefore, ‘Christian’ would be a more fitting term than ‘infidel’ in this context.

DEUXIEME EXEMPLE

Dans notre livre, avec la deuxième traduction,

p. 84 : - Les chrétiennes manquent de la science que les autochtones ont de la chose. Femmes non excisées, elles font l'amour comme on boit un verre d'eau.

p. 85 : - Wad Rayyes aime les femmes non excisées, dit mon grand-père.
- Je le jure Hadj Ahmed ! Tu jetterais ton chapelet de suite et négligerais la prière si tu connaissais les femmes d'Abyssinie et du Nigeria. Il y a entre leurs cuisses comme un disque intact, bellement ouvragé, se suffisant à lui-même, avec ses qualité et ses défauts. Mais, chez nous, on le mutile et on le délaisse comme une terre dévastée.

Dans la première traduction, l'expression non excisées disparaît ou - pire ?- est remplacée par impures. Quant à la désignation poétique du clitoris, la phrase devient complètement absurde avec une histoire de prière !...

p. 71 : - Les chrétiennes, ici, manquent de la science que les natives du pays ont de la chose. Elles font l'amour sans gourmandise, comme on boit un verre d'eau.

p. 72 : - Wad Rayyes aime les femmes impures, dit mon grand-père.
- Je le jure Hadj Ahmed ! Tu jetterais ton chapelet de suite si tu connaissais les femmes d'Abyssinie et du Nigeria.
Et ta prière serait descendue entre leurs cuisses intactes comme un disque d'or ; mais on ne sait ici que faire du sexe des femmes une terre dévastée."

Traduction anglaise des deux extraits, analogue à notre version :

"The infidel women aren’t so knowledgeable about this business as our village girls," said Bint Majzoub. "They’re uncircumcized and treat the whole business like having a drink of water."

"Wad Rayyes likes uncircumcised women," said my grand- father.
"I swear to you, Hajj Ahmed,"
said Wad Rayyes, "that if you’d had a taste of the women of Abyssinia and Nigeria you’d throw away your string of prayer-beads and give up praying — the thing between their thighs is like an upturned dish, all there for good or bad. We here lop it off and leave it like a piece of land that’s been stripped bare."


L'introduction du roman en anglais est intéressante, avec un parallèle avec Au cœur des ténèbres de Conrad. Elle évoque aussi le mouvement Nahda (renouveau ou renaissance) qui cherchait, à partir du milieu du XIXe siècle, à reconstruire la civilisation arabe après des siècles de déclin sous la domination de l’Empire ottoman et à faire face à la menace de l’impérialisme européen, en soudant d'une part l'héritage arabo-islamique et d'autre part la civilisation européenne moderne, notamment ses réalisations scientifiques et technologiques : loin de concevoir les deux comme contradictoires ou incompatibles, les intellectuels de Nahda considéraient la seconde comme le prolongement naturel du premier, compte tenu des grands progrès des connaissances scientifiques et humanistes que les Arabes médiévaux civilisation avait produits et qui ont contribué dans une large mesure à la renaissance européenne des XVe et XVIe siècles.

Dans l'article sur la traduction, j'ai été intéressée d'apprendre qu'il a fallu qu'en France évolue l’orientalisme classique, resté cantonné dans l’étude de l’Orient ancien, des langues orientales et de la religion et que l’organisation du savoir, au sein de l’Institut d’études islamiques de la Sorbonne, montrait qu'il était réfractaire à toute ouverture sur l’Orient contemporain...


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