Neige Sinno remporte le prix littéraire « Le Monde » 2023 pour  Triste tigre
Par Raphaëlle Leyris, Le Monde, 6 septembre 2023

Le roman, qui évoque les viols perpétrés dans son enfance par son beau-père, a bouleversé le jury par son honnêteté radicale. Le prix a été décerné, mercredi 6 septembre au soir, au Musée Carnavalet, à Paris.

L’écrivaine Neige Sinno à Paris, le 20 juin 2023. HÉLÈNE BAMBERGER/OPALE.PHOTO

Pourquoi le cacher ? Au moment de voter pour le prix littéraire Le Monde 2023, nombre de jurés ont confessé avoir été saisis de crainte en découvrant que Triste tigre, l’un des dix livres en lice, portait sur un inceste. Certains ont repoussé au maximum le moment de le lire, d’autres ont fait le choix de commencer par lui pour se délester du poids d’une pareille perspective. Mais aux uns et aux autres, il a suffi de quelques pages pour comprendre qu’ils tenaient un texte important. Et qu’ils n’allaient pas lâcher ce livre qui oscille entre le récit et l’essai, malgré la dureté de ce qu’ils y liraient : son intelligence, sa puissance, son honnêteté radicale qui parvient, bravache, à ménager une place à l’humour, les porteraient.

Triste tigre
, de Neige Sinno, s’est ainsi vu attribuer, le mercredi 6 septembre, le prix remis par le jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au « Monde des livres » (Jean Birnbaum, Denis Cosnard, Juliette Einhorn, Florent Georgesco, Raphaëlle Leyris et Nicolas Weill) et aux quatre « coins » du Monde : Emmanuel Davidenkoff (développement éditorial), Zineb Dryef (« M Le magazine du Monde »), Gaëlle Dupont (Planète), Clara Georges (Intimité), Raphaëlle Rérolle (Grands Reporters), Solenn de Royer (Politique) et Alain Salles (Débats et Idées). Il succède à Attaquer la terre et le soleil, de Mathieu Belezi (Le Tripode).

Vivant au Mexique, dans l’Etat du Michoacan, à l’ouest de Mexico, Neige Sinno n’a pu recevoir son prix en personne. C’est depuis son village de campagne que l’écrivaine, qui fut vacataire à l’université et travaille comme traductrice, se tient au courant de l’actualité littéraire en lisant, notamment, « Le Monde des livres » : « J’adore ce contraste entre les mondes, et pouvoir accéder à ce qui se passe dans la vie intellectuelle en France sans quitter ma colline », nous écrit l’autrice, que la réception de son livre, largement reconnu comme un événement de cette rentrée, émeut autant qu’elle étonne et impressionne.

Un livre longtemps impossible à écrire

Cet ouvrage autour des violences sexuelles imposées par son beau-père dans son enfance, il lui a longtemps été impossible de l’écrire, jusqu’à ce qu’il lui devienne impossible de ne pas le faire. Pendant de longues années, Neige Sinno, née en 1977 dans les Hautes-Alpes, ne s’est pas imaginé « faire autre chose que de la fiction ». En France, elle a publié un recueil de nouvelles, La Vie des rats (La Tangente, 2007), et un roman, Le Camion (Christophe Lucquin, 2018), dans lesquels elle ne s’est « pas interdit de faire entrer du matériau autobiographique, ou d’évoquer la maltraitance », nous disait-elle lors d’un passage à Paris, au mois de juin.

Celle qui « écrit depuis toujours », et le fait en français, en anglais (elle a soutenu son doctorat à l’université du Michigan, à Ann Harbor) et en espagnol (elle vit au Mexique depuis 2006), avait des préventions contre l’usage de la première personne. Celui-ci lui a été rendu possible petit à petit, par la composition d’autres textes, notamment d’un essai sur la lecture (en espagnol, non traduit), Lectores entre lineas : Robero Bolaño, Ricardo Piglia y Segio Pitol (« lire entre les lignes », 2011), où elle est « très présente en tant que lectrice ». Il y eut ensuite la découverte de L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère (P.O.L, 2000). Ce qui est d’autant moins étonnant que, comme celui-ci, le texte de Neige Sinno porte, au-delà des viols, sur le mal, ainsi que le soulignait Tiphaine Samoyault dans le feuilleton qu’elle lui a consacré (« Le Monde des livres » du 25 août). Dans Triste tigre, on lit : « C’est le centre secret de notre monde ce mal impensable qui nous constitue. » Et cette interrogation obsédante : « Est-ce que nous avons été créés, mon violeur et moi, dans la même glaise ? »

C’est quand elle a trouvé un « je » qui ne soit pas « un double de la petite fille » qu’elle fut mais, dit-elle, « un hybride entre [elle] qui raconte [son] histoire et [elle] qui [se] parle dans [sa] tête, un “je” qui permette d’être à la frontière entre les autres et [elle-même] » qu’elle a vu la porte d’entrée du livre. A quoi s’est ajouté un moment « déterminant », vécu au Chiapas, en 2018 : « Des rencontres zapatistes au sujet des violences contre les femmes, qui ont réuni cinq mille personnes du monde entier. » De ces trois jours de discussions, Neige Sinno est partie avec « des choses militantes à accomplir », mais aussi avec l’idée qu’elle devait s’atteler pour de bon au récit de sa propre histoire. Elle l’a commencée en espagnol, avant de passer au français, qui était une partie importante de son expérience – Triste tigre rapporte aussi la domination par le langage qu’a voulu lui imposer son beau-père.

Conversation avec d’autres livres


Elle a travaillé à son manuscrit tandis que d’autres paraissaient et produisaient de puissantes déflagrations : Le Consentement, de Vanessa Springora (Grasset, 2020), sur une emprise vécue avec Gabriel Matzneff à 14 ans, et La Familia grande, de Camille Kouchner (Seuil, 2021), sur l’inceste imposé par son beau-père à son frère jumeau ; a compté aussi le podcast « fabuleux » « Ou peut-être une nuit », de Charlotte Pudlowski (2020). « Grâce à eux, mais aussi grâce à Christine Angot, notamment, il y a des choses que je n’ai pas besoin d’expliquer dans mon texte », dit Neige Sinno, consciente d’arriver après que « les autres se sont pris tellement de claques » – elle songe aussi à Margo Fragoso, autrice de Tigre, tigre ! (Flammarion, 2011), auquel son propre titre fait signe… L’un des aspects les plus fascinants de Triste tigre est au reste le dialogue qu’il noue avec d’autres livres, qu’ils aient directement trait ou non aux violences sexuelles. Tous lui permettent de réfléchir à ce qu’elle a vécu.

Dans son livre et dans la conversation, elle manie les références et les idées avec autant d’acuité que de scrupules, attentive à ne pas « tout mélanger » comme elle l’est à « ne pas parler pour les autres » et à ne pas sembler se « donner en exemple » – raison pour laquelle elle insiste dès la uatrième de couverture : « La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. » Si l’idée d’une thérapie individuelle de l’auteur par l’écriture la « dégoûte », elle nous précisait, au printemps, en revanche, espérer en la possibilité d’une forme « collective » de catharsis, qui ferait de la littérature « un espace privilégié, une table sur laquelle on peut poser des choses conscientes et inconscientes qu’on essaie de régler en tant que groupe social ».

Quelques semaines plus tard, alors que son livre est, à raison, plus que remarqué par la critique, elle nous écrit : « Je sais que mon expérience ne peut représenter toutes celles et ceux qui sont passés par l’enfer des abus, mais je vais essayer de faire mon possible pour porter la parole, pour faire en sorte qu’elle circule, pour faire justice à ce “nous” que j’ose employer à la fin du livre au lieu du “je” du début. Et ça, cette petite brèche dans la chape de silence, où on me propose de m’engouffrer en faisant exister mon livre, ça me remplit de joie. »

Triste tigre
, de Neige Sinno, P.O.L, 286 p., 20 €, numérique 15 €.
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