Extrait du chapitre XXVII,
Pères et fils
, Folio p. 264-265

Basile Ivanovitch [père d'Eugène Bazarov] essaya plusieurs fois avec la plus extrême prudence d'interroger Bazarov sur son travail, sur sa santé, sur Arcade... Mais Bazarov lui répondait de mauvaise grâce et sur un ton désinvolte ; une fois, ayant remarqué les lents travaux d'approche que son père menait dans la conversation, il lui jeta aigrement : "Qu'as-tu à me tourner autour comme si tu marchais sur la pointe des pieds ? Cette façon d'agir est encore pire que l'autre.
- Mais... mais voyons, je ne dis rien, moi !" se hâta de répondre le pauvre Basile Ivanovitch. Quant à ses allusions politiques, elles furent tout aussi infructueuses. L'émancipation imminente des paysans lui procura un jour l'occasion de parler du progrès ; il espérait ainsi exciter chez son fils une réaction de sympathie ; mais Eugène laissa tomber d'un ton indifférent : "Hier, je marchais le long d'une clôture et j'ai entendu chanter des petits paysans de notre village ; au lieu de quelque vieille chanson populaire, ils braillaient à qui mieux mieux :

L'heure que j'attends est proche,
Où les cœurs s'ouvrent à l'amour (2)..
.

"C'est ça, le progrès, tiens."
Parfois Bazarov se rendait au village et, sur ce ton moqueur dont il était coutumier, il se mettait à causer avec quelque paysan. "Allons, lui disait-il, expose-moi tes idées sur la vie, mon vieux : car c'est en vous, à ce qu'on dit, que résident toute la force et l'avenir de la Russie, c'est avec vous que s'ouvrira une ère nouvelle dans l'histoire : c'est vous qui devez nous donner tant une vraie langue que de vraies lois (3)." Le paysan, de deux choses l'une, ou bien ne répondait rien, ou bien énonçait quelque aphorisme du genre : "Ben nous... ça se pourrait ben aussi, vu qu'voyez-vous... C'est ça qu'est écrit, faut croire. - Explique-moi un peu ce que c'est que votre mir (4), l'interrompait Bazarov, et dis-moi si c'est le même que celui qui est porté par trois poissons (5) ?
- C'est la terre, mon bon monsieur, qu'est portée par trois poissons, expliquait patiemment le paysan avec une intonation chantante pleine de bonhomie patriarcale ; et notre mir à nous, comme qui dirait, on sait bien que les maîtres sont contre ; vu que c'est vous qu'êtes nos pères. Et tant plus le maître est exigeant, tant plus il est aimé du paysan."
Après avoir entendu un jour une tirade pareille, Bazarov était parti en haussant les épaules et son interlocuteur, de son côté, avait pris le chemin de son logis.
"De quoi il parlait ?" lui demanda un autre paysan, un homme d'âge moyen, à la figure maussade, qui avait assisté de loin, depuis le seuil de son isba, à sa conversation avec Bazarov. "Des redevances, en retard, je parie ?
- Des redevances ? Penses-tu, mon vieux !" répondit le premier paysan, sans la moindre trace, cette fois, d'intonation patriarcale dans la voix, mais au contraire avec un accent de dureté insolente. "Il parlait comme ça, pour dire n'importe quoi; histoire de se dérouiller la langue. Forcément, un maître, qu'est-ce qu'il peut comprendre ?
- Pour ça, oui !" répondit le second paysan ; et sur ces mots tous deux relevèrent leur bonnet d'un cran, rendirent un peu leurs ceintures, et se mirent à discuter de leurs affaires et de leurs besoins. Hélas ! ce Bazarov qui haussait les épaules et savait parler avec les paysans (comme il s'en était vanté lors de sa dispute avec Paul Pétrovitch), ce Bazarov si sûr de lui ne soupçonnait même pas qu'il était à leurs yeux qu'une espèce de pitre de foire…

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(2) Paroles et rythme (en russe) typiques de la romance sentimentale ; celle-ci n'a pu être encore identifiée.
(3) Résumé sommaire de la doctrine slavophile.
(4) Ce mot peut signifier l'"univers" ou l'"assemblée communale".
(5) Une vieille légende russe veut que l'univers soit soutenu par trois poissons.

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