"Les dernières confessions de Helmut Schmidt"

Il nous avait reçu à Paris pour un ultime entretien.
L'Europe, la guerre, la Chine... À 95 ans, le « vieux sage » parlait plus vrai que jamais.
propos recueillis par Romain Gubert et Étienne Gernelle, Le Point, 10 novembre 2015

Il y a deux ans, Le Point avait rencontré l'ancien chancelier et recueilli ses dernières confessions. Dans cet entretien, le « sage » nous disait tout de ses liens avec la France, de ce parcours singulier d'un jeune Allemand pendant la guerre et de sa vision pour l'Europe. Un moment stimulant. Car Schmidt n'était pas seulement un grand politique allemand. C'était un grand intellectuel européen. De ceux qui aujourd'hui manquent au Vieux Continent. Helmut Schmidt est un monument. Celui qui a dirigé l'Allemagne entre 1974 et 1982 vient de tirer sa révérence. Il n'avait jamais eu envie de jouer au vieux ronchon bougon. La rengaine « c'était mieux avant » ne lui ressemblait pas.
À 95 ans, il parlait plus vrai que jamais. L'ancien chancelier allemand nous avait raconté l'Europe, le monde, les personnalités et les moments qui l'avaient marqué, l'Allemagne d'hier et d'aujourd'hui.

Le Point : Ces dernières semaines, de nombreux politiques français, notamment socialistes, ont fait des déclarations antiallemandes. Vous ont-elles inquiété ?
Helmut Schmidt :
J'ai lu tout cela. Mais ça ne m'a pas intéressé. Ce sont des broutilles, de la petite politique sans importance.
Vous avez dit dans un discours en 2011 qu'il resterait toujours une suspicion vis-à-vis de l'Allemagne pour plusieurs générations. Vous le pensez toujours ?
En réalité, c'est beaucoup plus que cela. Personne ne peut oublier l'assassinat de 6 millions de juifs par des Allemands. De la même manière que personne n'a oublié la déportation des juifs par Nabuchodonosor il y a 2 500 ans. Quand Verdi, il y a 170 ans, a créé ce très bel opéra qu'est Nabucco, c'est cela qu'il évoquait.

Comment définiriez-vous aujourd'hui l'identité allemande, l' « âme allemande »?

C'est une question beaucoup trop philosophique pour moi (rires). Moi, je suis un homme très concret. Je ne suis ni philosophe, ni sociologue, ni historien. Je fais partie de cette lignée de politiques, comme Harry Truman ou Deng Xiaoping, qui n'auraient pas répondu à cette question !

Et l'identité européenne ?
L'identité européenne... Vaste programme ! Il y a bien une « idée » européenne commune. Mais c'est un concept plein de contradictions. Je pense qu'en Pologne, en Espagne, en France, en Allemagne, vous avez dix idées différentes. Quant à l'« identité européenne »... Les Européens ont une histoire et des valeurs communes. Mais les histoires nationales restent fondamentales. Mais pour essayer de répondre à votre question de l'« identité », on la trouve dans la peinture et la musique, par exemple : Verdi, Mozart, Beethoven, Sibelius, etc.

Pas la littérature ?
En ce qui me concerne, les grands écrivains russes, par exemple, ont joué un rôle important. Que serions-nous si Tourgueniev n'avait pas écrit Pères et fils ? Mais, globalement, la littérature ne joue pas le même rôle que la musique ou la peinture, à cause de la barrière de la langue. Si la musique est l'unité européenne, la langue, c'est sa diversité. C'est comme cela, il faudra faire avec. En revanche, il faut souligner la place des Lumières [Aufklärung, en allemand, ce qui ne recouvre pas exactement la même chose, NDLR] dans notre identité européenne. Les Français les ont diffusées sur le continent, les Britanniques nous ont donné John Locke... Ce n'est pas facile de répondre à cette question. Qu'aurait dit de Gaulle si vous la lui aviez posée ? Je pense qu'il aurait dit que c'est trop vague... Je crois même qu'il n'aurait pas utilisé ce concept d'identité européenne. Pour lui, il s'agissait avant tout de six États voisins...


Avec votre ami Valéry Giscard d'Estaing, vous parliez de cette identité européenne ?

Pas du tout... Sous Pompidou, puis avec Giscard, on ne se préoccupait pas de ce concept. Nous avions quelque chose à construire. Nous avons élargi l'Europe de six à douze États membres en deux décennies. Puis nos successeurs ont ensuite choisi de créer la monnaie unique. Ils ont écrit le traité de Maastricht à douze. Ce sont des choses très concrètes auxquelles doivent s'intéresser les chefs d'État et de gouvernement : lorsqu'ils sont au pouvoir, ils n'ont pas vraiment le temps de se poser ce genre de questions. Ils doivent résoudre des problèmes et inventer des solutions.

La génération actuelle de dirigeants, Merkel, Schröder, Hollande et Sarkozy, semble moins engagée en faveur de l'Europe. Parce qu'elle n'a pas connu la guerre ?

On ne peut répondre que oui. Cela a joué un grand rôle. Avec la crise, on observe une progression des populismes sur le continent... Certains parlent d'un retour aux années 30 en Europe...
J'espère que c'est éphémère. Mais on ne peut pas en être sûr. Le populisme est une façon grotesque de faire de la politique. Les préjugés, les haines, les colères ne produisent jamais rien de très constructif. Cela dit, faire référence aux années 30 est une grave exagération des intellectuels...

Vous êtes inquiet du déclin de l'Europe ?

Je n'ai pas peur, mais la question me préoccupe. Il y a un facteur qui entre en jeu et que nous devons au XXe siècle : il y a 113 ans vivaient sur la planète 1,6 milliard d'habitants. Aujourd'hui, il y en a 7 milliards ! Une telle explosion démographique ne s'était pas produite depuis Jésus-Christ. Ceux qui vivent en Europe doivent comprendre que nous n'y avons contribué que très peu. C'est un argument essentiel en faveur de l'intégration européenne. Si l'on prend chaque État individuellement, nous devenons quantité négligeable. Par ailleurs, nous vieillissons, c'est aussi une révolution avec laquelle il faut vivre. Et puis il y a un autre héritage du XXe siècle. Tout autour de nous, le monde change beaucoup plus vite. Les avions, les réseaux informatiques, etc. La révolution technologique de ces dernières années est spectaculaire et change toutes nos perspectives. Et pas seulement économiques : le Printemps arabe a eu lieu grâce à Ïnternet. Envoyer un courriel ne prend que quelques instants. Autrefois, il fallait des mois pour qu'un décret de l'empereur de Chine arrive dans une province éloignée... Dans ce monde qui rétrécit à vue d'oeil, les Européens doivent faire attention. Ils ne doivent pas être aveugles. En Europe, nous sommes encore trop engoncés dans nos logiques nationales.
Mais les Européens veulent-ils vraiment être une grande puissance ? Ou une grosse Suisse ?
Ce n'est pas une alternative ! L'Europe ne sera pas selon moi une grande puissance. Ni une grosse Suisse... J'ai longtemps imaginé un triangle yuan/dollar/euro. Aujourd'hui, il y a un équilibre précaire. Mais il y a un risque pour l'existence même de l'euro.
Pour quelle raison ?
Les règles du jeu n'ont pas été bien faites, et il n'y a pas d'institution pour surveiller leur application. Maastricht est un amas d'omissions.

L'un des reproches souvent faits à l'Europe, c'est qu'elle n'est pas assez démocratique...

C'est un reproche justifié. Il y a deux ans, j'ai dit que le Parlement européen devait faire un putsch. C'était d'ailleurs notre idée avec VGE lorsque nous avons décidé que les parlementaires européens seraient élus au suffrage universel. Nous espérions que le Parlement puisse se saisir des sujets importants sans demander l'autorisation aux États. Nous pensions que le Parlement deviendrait de plus en plus puissant. Aujourd'hui, il n'a même pas le droit d'initiative, ce qui est grotesque. Ce « putsch démocratique » n'a pas encore eu lieu.
En 1955, vous avez participé aux travaux de Jean Monnet sur les « États-Unis d'Europe ». Cette ambition a-t-elle disparu ?
En 1955, Jean Monnet pensait comme de Gaulle à six pays ! Et la réflexion avait toujours à voir avec les Lumières. C'était aussi ma façon de voir les choses. Pour les leaders politiques actuels, les choses sont différentes. L'Europe, l'Europe à vingt-sept, est un fait. Elle est là. Et parce que cette Europe est beaucoup plus vaste que celle de Jean Monnet et du général de Gaulle, l'enthousiasme est plus petit...

L'élargissement a-t-il été une erreur ?

Non, mais sa vitesse a été, elle, une grave erreur. Elle n'a pas été maîtrisable pour les politiques... Et pour les hauts fonctionnaires. Ils ne faut pas les oublier tout de même (rires). L'Europe est passée de douze à vingt-sept à cause de l'accélération de l'Histoire, de la fin de la guerre froide. Nous étions enthousiastes. Nous voulions embrasser et accueillir tous ces pays de l'Est, et même la Turquie. On peut se demander aujourd'hui si tous les nouveaux venus ont vraiment une identité européenne. Mais, à l'époque, on pensait que tout cela était juste et on ne s'est sans doute pas posé assez de questions. En Allemagne particulièrement, où nous avions notre propre réunification à mener, contre la volonté initiale de Margaret Thatcher, de François Mitterrand et de Giulio Andreotti. Et les défis économiques étaient énormes. C'était un moment particulier pour les Allemands.

Et pour vous, personnellement ? Qu'avez-vous ressenti lors de la chute du mur de Berlin ? De l'émotion, de la fierté, de l'inquiétude ?

Je n'étais ni fier ni anxieux. J'ai pleuré. Je ne m'y attendais pas. Je savais que le Mur tomberait un jour, il ne pouvait en être autrement, mais je ne pensais pas que je le verrais. Je pensais que cela interviendrait au XXIe siècle.

Parlez-nous des autres bouleversements historiques qui ont compté pour vous, ou qui ont changé votre vie...
C'est presque impossible de faire un choix, mais je vais essayer. Vous savez, pendant dix ans de ma vie, je voulais être architecte, concepteur et constructeur de villes. J'avais un petit talent musical et un bon talent pour la peinture et pour l'organisation. Mais l'histoire en a décidé autrement. En 1939, je venais de terminer mes deux années de service militaire. Quand je suis rentré à la maison, mon père m'avait préparé des vêtements civils. Je voulais partir, quitter cette Allemagne-là. Il faut que vous sachiez que j'avais un grand-père juif. Je voulais aller en Indonésie, qui était alors néerlandaise. Et puis il y a eu la guerre... [Helmut Schmidt a été mobilisé dans l'armée allemande, NDLR]. Au moment où Hitler a envahi la Russie, j'ai pressenti la défaite et la destruction totale de l'Allemagne. Je me souviens d'une querelle avec l'un de mes oncles à ce propos. Je lui ai dit : « Tu vas voir, à la fin de cette guerre, nous allons tous croupir dans des trous dans la terre, et si nous avons beaucoup de chance, nous aurons peut-être des petites baraques en bois pour survivre »... À la fin de la guerre, j'étais marié, et déjà un peu vieux pour devenir architecte. Selon moi, on ne pouvait effectuer ces études qu'en combinant une université et une académie des beaux-arts. Il n'y avait que deux endroits qui remplissaient ces conditions : Vienne ou Munich. Ces deux villes étaient dans un état indescriptible, et j'étais à Hambourg, qui était en ruine. Nous étions heureux quand je pouvais abattre un arbre pour nous chauffer le soir. Ma femme tricotait des pulls, qu'elle cherchait à vendre sur les marchés... J'ai donc renoncé à ce rêve de devenir architecte. J'ai choisi d'étudier l'économie un peu par hasard, car c'était le cursus le plus court, et le moins cher...

Au cours de votre longue carrière politique, quels sont les hommes d'État qui vous ont particulièrement marqué ?
Encore un choix difficile ! J'en citerai trois. Ils sont morts tous les trois, donc ils ne peuvent pas se défendre (rires) : Pierre Trudeau, le Canadien, Deng Xiaoping et Michel Debré.

Michel Debré ? Nous ignorions que vous étiez proches...

Nous avons été ministres de la Défense en même temps dans nos pays respectifs. Il était un homme de droite, mais cela n'a jamais compté. Nous nous sommes remarquablement entendus. Je me souviens que bien plus tard, dans les années 80, je me trouvais à titre privé à Amboise. J'étais dans un café, lorsque le serveur m'a dit que Michel Debré habitait à deux pas. Je l'ai appelé, nous avons passé la journée ensemble... Mais en 1972, j'ai en quelque sorte transféré mon amitié pour Michel Debré vers Valéry Giscard d'Estaing (rires). Nous avons eu une sympathie réciproque spontanée. Je dirai aussi que c'était un « homologue de conviction » sur l'Europe. En fait, nous avons appris à nous connaître lorsque nous étions tous les deux ministres des Finances, ce qui nous a aidés. Je me souviens que lorsque nous étions ministres, lui de Pompidou et moi de Willy Brandt, nous étions un jour à un dîner de gala. Les discours de nos patrons respectifs n'en finissaient pas. Alors, clandestinement, sous les yeux des huissiers et des personnes chargées du protocole qui nous jetaient de drôles de regards, nous avons inversé le plan de table pour nous retrouver ensemble. Et pas simplement pour parler d'affaires économiques... Bien sûr, en ce qui concerne les Français, je n'oublie pas Jean Monnet, que j'ai rencontré pour la première fois à Strasbourg en 1948. Il avait fait un exposé dont je n'avais compris que la moitié, mais il m'avait beaucoup impressionné d'emblée.

Et Deng Xiaoping ?
Mao était un dirigeant douteux. Deng est devenu, lui, le grand dirigeant du peuple. Je l'ai rencontré trois fois, en tête à tête. Nous nous parlions en anglais, sans interprète. Je vais vous raconter une histoire. C'était en 1984, je lui ai dit : « Au fond, vous êtes des menteurs en Chine, parce que vous prétendez être des communistes, alors qu'en vérité vous suivez l'enseignement de Confucius. » À l'époque, Confucius était un tabou. Sous Mao, prononcer son nom revenait à être condamné à deux ans de travaux dans les champs.... Après une seconde de choc, il m'a répondu en deux mots : « so what ? » [et alors ?]... La Chine est la seule culture, ou civilisation de très haut niveau, qui existe depuis quatre mille ans. Les Mayas, les Mésopotamiens, les Incas, les Grecs antiques, l'Égypte des pharaons... toutes ces civilisations ont disparu. Seulement les Chinois sont toujours là. Ils écrivent avec les mêmes idéogrammes qu'ils utilisaient il y a des millénaires sur des carapaces de tortue que l'on peut voir encore aujourd'hui. Mais ce qui est extraordinaire, c'est qu'ils ont, aujourd'hui, la force de devenir une puissance mondiale.

Vous, vous avez traversé quatre-vingt-quinze ans d'Histoire... Que peut-on vous vous souhaiter aujourd'hui ?
Je ne désire plus rien. Il n'y a rien à me souhaiter. Je ne fais plus que des visites d'adieux. C'est ma dernière visite à Paris.


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