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François Guery : "Nihilisme
et terrorisme sont liés"
propos recueillis par Thomas Mahler,
Le Point, 22 janvier 2015
Pour le philosophe, qui publie Archéologie du nihilisme,
le vide idéologique dont souffre l'Occident le rend très
vulnérable face aux fanatismes venus d'ailleurs.
Le Point : Pourquoi avoir fait une "archéologie"
du nihilisme ? Est-ce parce que, comme tous les mots en "isme",
il est particulièrement flou ?
François Guery : J'ai voulu examiner ce principe du nihilisme
(archéologie signifie : "étude du principe"),
apparu au XIXe siècle, mais dont les effets sont toujours très
présents. Le mot "nihilisme" est flou parce qu'il est
double. Il désigne d'une part une mouvance politique, et notamment
un groupuscule terroriste russe qui, en 1881, a fait exploser le carrosse
d'Alexandre II. Mais Nietzsche l'utilise aussi pour qualifier tout un
phénomène de civilisation, un ramollissement moral et mental.
Chez lui, il y a un arrangement sophistiqué autour de cette question.
Un de ses objectifs est d'attaquer la mode, alors régnante, de
Schopenhauer, qu'il rend responsable d'une forme de "bouddhisme européen".
Nietzsche s'en prend à cette doctrine, qu'il considère comme
une atténuation du vouloir, en la qualifiant de nihiliste, alors
qu'a priori elle cadre assez mal avec le nihilisme des assassins du tsar.
Il fait ainsi du nihilisme un trait de société extrêmement
général et ne se limite plus à ce qu'il appelle le
"nihilisme à la mode de Saint-Pétersbourg". C'est
une construction factice et très polémique. Avec ce nihilisme,
Nietzsche ne vise jamais les terroristes, qu'il trouve plutôt sympathiques,
mais les wagnériens et les schopenhaueriens.
Le roman Pères et fils (1862),
de Tourgueniev, a le premier popularisé le terme. En quoi le personnage
de Bazarov devient-il l'archétype du nihiliste ?
C'est ainsi qu'on nommait alors les étudiants radicalisés
: un terme un peu péjoratif, comme on dira plus tard "zazous".
Ces étudiants ne veulent rien et n'acceptent rien dans les valeurs
du passé - ils font exception pour les sciences naturelles, qui
sont assimilées à la vérité. Tourgueniev est
à la fois fasciné par cette nouvelle génération
et inquiet, car il sent qu'il y a quelque chose qui monte et qui pourrait
être dangereux. On y trouve déjà un trait marquant
du nihilisme : la rupture. Ces jeunes gens estiment être les éducateurs
de leurs pères, qu'ils rejettent comme les représentants
d'un ordre injuste et inacceptable. Un avant-goût de la Révolution
culturelle maoïste, dans laquelle on battra les parents et on les
obligera à revenir sur leurs préjugés bourgeois...
Après le 11 septembre 2001, des intellectuels ont cité
Dostoïevski. Est-ce légitime de faire un lien entre ces "possédés"
russes et les terroristes d'al-Qaida ou de Daech ?
Ça me paraît évident. Dans Les Démons (autre
titre des Possédés), l'élément démoniaque
est un dissolvant de la société. On comprend que les agitateurs
menés par Verkhovensky - double romanesque de Netchaïev -
veulent pourrir la fête du gouverneur qui représente la célébration
de la sociabilité. Il y a une volonté de destruction du
lien humain. À la place, Verkhovensky veut imposer sa propre loi,
pour en venir à un ordre supérieur. Par ailleurs, il est
aussi frappant de constater le parallèle entre le contexte de la
Russie d'alors et le climat actuel. C'est ainsi un tsar réformateur,
Alexandre II, qui a aboli le servage, qui se fait assassiner. De même,
je suis convaincu qu'aujourd'hui l'islam est une façade pour un
mouvement profondément anti-moderne. C'est une réaction,
tout spécialement à l'idée d'une libération
des femmes et de leur accession aux droits civiques.
Et l'attaque de Charlie Hebdo ?
Wolinski et Cabu, c'était 1968. C'est leur génération
qui a promu le slogan "Il est interdit d'interdire", et ils
avaient gardé ce côté ado. Il y a quand même
un choc entre cette conception très juvénile, innocente,
libre et, d'un autre côté, des gens qui considèrent
qu'il est interdit de penser et qu'on ne s'appartient pas. Voilà
deux mondes en opposition frontale. Nietzsche plaidait lui aussi pour
une inversion, c'est-à-dire une destruction des valeurs qu'il nomme
"supérieures", héritées du christianisme,
ces valeurs qui prônent le respect de la personne et des liens du
coeur. Il veut un endurcissement, il appelle les hommes à devenir
impitoyables. Il met le Surhumain au-dessus des hommes existants, comme
un nouveau Dieu. Je pense qu'avec cette inversion des valeurs Nietzsche
a entamé, à la suite des nihilistes russes, un sacrifice
de l'empathie et du monde partagé. Il y a chez lui une idéologie
monacale qu'on revoit aujourd'hui à travers ces moines-soldats,
ces tueurs froids qui n'ont le sentiment de la présence ni des
autres ni d'eux-mêmes. Ils sont des instruments dans la main d'une
cause transcendante.
Où trouver des antidotes intellectuels à ce poison du
nihilisme ?
Il faut revenir à Schopenhauer, malgré l'interdit de Nietzsche,
à son éthique de la pitié, c'est-à-dire de
l'empathie et du lien par-delà l'égoïsme. C'est une
philosophie grandiose qu'on a négligée. Albert Camus aussi,
c'est fort. Chez lui, la solidarité humaine prend le dessus sur
le devoir d'obéir et de suivre une cause. On obéit à
son coeur, qui est l'élément même du partage. La discussion
entre Camus et Sartre est ainsi devenue houleuse, car Camus a identifié
chez Sartre tous les préjugés nihilistes, à savoir
s'affirmer soi-même, n'hériter de rien ni de personne. Pour
en revenir à l'actualité, je trouve que la réaction
des Français a été exemplaire. Le virus du nihilisme
peut être décelé et évacué si le lien
humain se consolide. Cela dit, attention. À force d'avoir négligé
le pouvoir de nuisance des nihilistes en Russie, on a quand même
obtenu soixante-dix ans de bolchevisme...
À côté de ce nihilisme violent, vous analysez un nihilisme
plus diffus dans notre société...
Il y a une première branche du nihilisme qui est ouvertement terroriste,
obscène, lorsqu'elle donne le spectacle de ses exécutions.
Mais il y a aussi une autre branche plus secrète, mais qu'il faut
examiner à la loupe. Un nihilisme du "tout est permis",
du "construisons un avenir en faisant table rase du passé",
lui aussi profondément destructeur. Regardez cette technique qui
se donne entière liberté pour remodeler tout ce qui est,
comme si elle n'était liée à rien, n'avait aucune
limite... même pas les ravages irréversibles des milieux
de vie.
Vous affirmez que la philosophie de la seconde partie du XXe siècle
a été profondément nihiliste. Pourquoi ?
Il y a eu une obsession des "coupures épistémologiques".
Althusser nous explique que tout ce qui était avant doit être
repris "à nouveaux frais", car nous sommes "entrés"
dans la science comme dans un nouveau monde. Sous prétexte qu'il
y a eu une révolution scientifique, il a étendu cette révolution
à toute la pensée. Or que reste-t-il du Marx scientifique
? La génération des structuralistes nous a laissé
des constructions sur du vent, liées à un contexte de guerre
froide. Aujourd'hui, on se retrouve dans un vide complet, qui nous rend
très vulnérables par rapport à des fanatismes ne
provenant pas de la tradition occidentale.
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