"Nous sommes tous des nihilistes russes", Éric Zemmour, Le Figaro, 5 février 2015

à propos du livre de François Guéry Archéologie du nihilisme, Grasset, 2015

Une étude fouillée des origines historiques et littéraires du nihilisme. De la Russie tsariste aux djihadistes. Mais, à trop vouloir prouver, on ne démontre plus rien.

Il faut se méfier des trop bonnes idées. Des malins, des demi- habiles, comme disait Mauriac. Des « trucs » d'éditeur pour « surfer sur la vague » , et doper les ventes. Sous le titre Archéologie du nihilisme, on peut lire sur la couverture : « De Dostoïevski aux djihadistes ». S'il avait pu, l'éditeur aurait sans doute écrit : « De Dostoïevski à Coulibaly et aux frères Kouachi ». Or, des djihadistes, il n'en est quasiment pas question dans l'ouvrage, sauf à la fin, dans deux pages qui paraissent rajoutées. Et pour cause. Le propos de l'auteur est ailleurs. Il nous plonge aux sources intellectuelles et historiques du nihilisme. Au commencement, l'eau est glacée, le sabir de l'auteur est abscons, comme un premier de la classe qui veut en mettre plein la vue. Et puis, la prose s'apaise, se fait plus didactique. On saisit la trilogie germano-russe des pères du nihilisme : Tourgueniev-Dostoïevski-Nietzsche. Curieux phénomène historique que ce nihilisme, où l'on ne sait pas qui invente qui, si c'est l'art qui imite la nature, ou la nature qui imite l'art. Dans son célèbre Père et fils, Tourgueniev, progressiste libéral et idéaliste, proche des révolutions ratées de 1848, dépeint avec un brin d'effroi, la génération de ses enfants, qui ne croient en rien, ne respectent rien, refusent tout, rejettent tout, nient tout : les nihilistes.
Dans Les Démons, Dostoïevski fait du nihiliste un criminel amoral, persuadé qu'en tuant à profusion il deviendra un héros, et même le héros suprême du XIXe siècle : Napoléon. Les nihilistes sortent de la littérature pour rentrer dans l'Histoire en faisant exploser le carrosse du tsar Alexandre II qui avait pourtant aboli le servage.
Et puis vint Nietzsche. L'Allemand reprend le concept des géniaux russes, et le complexifie, le dédouble : le nihiliste n'est plus seulement un destructeur sans foi ni loi, il devient également le symbole d'une lassitude de vivre, d'un ramollissement moral et mental. Une fin de civilisation.
Guery nous promène avec brio dans cette histoire, nous montre à quel point nos trois génies furent les prophètes du XXe siècle, avec sa cohorte de nihilistes armés et fanatisés, anarchistes, fascistes, nazis et communistes. Guery poursuit même sa quête dans les décombres nihilistes de la modernité, en nous baladant avec une rare pertinence dans les méandres de l'art contemporain, de la mode, jusqu'à notre machine de santé qui n'a pas échappé à la contagion nihiliste.
Et les djihadistes dans tout cela ? On devine ce que ne nous explique pas notre auteur. Les djihadistes sont des hors-la-loi endurcis comme les héros de Dostoïevski, passant sans difficulté du crime crapuleux au politique. Le terrorisme est l'enfant sanglant du nihilisme. Si, comme l'affirmait Maxime Rodinson, « l'islam est un communisme avec Dieu », le djihadisme est un gauchisme. Mais à trop vouloir prouver, on ne démontre plus rien. Le terrorisme est une technique de combat ; le terroriste, c'est toujours l'Autre. Le Résistant français était un terroriste pour les Allemands en 1944. Nous qualifions de terroristes les djihadistes qui se voient, eux, comme des soldats d'Allah. L'utilisation du mot de terroriste par nos éminences occidentales a deux fonctions : exonérer l'islam de toute responsabilité ; et ne pas accorder à nos ennemis la dignité de combattant.
Pourtant, nos djihadistes pensent imiter Mahomet comme Alexandre imitait Achille. Le Mahomet chef de guerre de Médine, pas le Mahomet prophète pacifique de La Mecque. Celui-ci, ils ne le dédaignent pas, mais il deviendra un modèle pour plus tard. Après qu'ils auront vaincu. Quand la « terre de la guerre » sera devenue « terre d'islam ». Quand ils auront vaincu les apostats et les mécréants. À leurs yeux méprisants, l'Occident est tellement déchristianisé qu'il ne mérite même plus le respect dû aux « religions du livre ». Et ce ne sont pas les incantations des agnostiques ignorants et leurs rituels « ça n'a rien à voir avec l'islam » qui les réconcilieront avec notre monde. François Guery touche juste lorsqu'il décèle dans le djihadisme un « mouvement profondément anti-moderne » ; une réaction en particulier contre « l'idée de libération des femmes »; mais, pour eux, cet égalitarisme féministe - auquel il faut ajouter la puissance des mouvements gay - n'est pas tant un scandale que la preuve patente de notre décadence, de notre avilissement ; et renforce leur conviction que nous sommes condamnés. Nos djihadistes ne sont pas des nihilistes au sens de Tourgueniev - ils ne peuvent renier l'héritage occidental et français qu'ils ne connaissent pas ; ni au sens de Nietzche : ils n'incarnent nullement un avachissement fin de siècle. Ils ne sont pas dans le camp du désordre ni de la destruction ; en tuant les dessinateurs de Charlie, ils exécutent une sentence judiciaire contre des blasphémateurs ; à leur manière meurtrière, ils marquent l'espace public français de l'ordre islamique ; ils rêvent de restaurer un ordre passé et lointain, celui du califat islamique qui a dominé le monde il y a plusieurs siècles. Comme des Français et des Allemands peuvent rêver de réunifier l'empire de Charlemagne. Ils sont le produit d'une histoire interne à l'islam, d'une contre-révolution littéraliste et mondialiste, inaugurée en 1928 avec la naissance des Frères musulmans (cinq ans seulement après la fin du califat en 1923) et qui a fini par avoir la peau d'un islam modernisateur et nationaliste (Atatürk, Nasser, Bourguiba, etc.). Une histoire d'une autre civilisation qui s'est seulement exportée chez nous, à la faveur d'un affaiblissement de nos défenses immunitaires, précisément due à ce nihilisme si bien analysé par notre auteur.
Les enrôler sous la bannière nihiliste, c'est vouloir les englober dans une histoire européenne à laquelle ils se veulent obstinément étrangers. C'est croire qu'ils sont « nos enfants » , même dévoyés. C'est rester responsable d'eux, dans un mélange persistant de culpabilité et de complexe de supériorité. C'est commettre une erreur fondamentale de diagnostic qui nous interdit de trouver le traitement adéquat.

 


=> Retour à la page Tourguéniev