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Une étude fouillée des origines historiques
et littéraires du nihilisme. De la Russie tsariste aux djihadistes.
Mais, à trop vouloir prouver, on ne démontre plus rien.
Il faut se méfier des trop bonnes idées.
Des malins, des demi- habiles, comme disait Mauriac. Des « trucs
» d'éditeur pour « surfer sur la vague » , et
doper les ventes. Sous le titre Archéologie du nihilisme,
on peut lire sur la couverture : « De Dostoïevski aux djihadistes
». S'il avait pu, l'éditeur aurait sans doute écrit
: « De Dostoïevski à Coulibaly et aux frères
Kouachi ». Or, des djihadistes, il n'en est quasiment pas question
dans l'ouvrage, sauf à la fin, dans deux pages qui paraissent rajoutées.
Et pour cause. Le propos de l'auteur est ailleurs. Il nous plonge aux
sources intellectuelles et historiques du nihilisme. Au commencement,
l'eau est glacée, le sabir de l'auteur est abscons, comme un premier
de la classe qui veut en mettre plein la vue. Et puis, la prose s'apaise,
se fait plus didactique. On saisit la trilogie germano-russe des pères
du nihilisme : Tourgueniev-Dostoïevski-Nietzsche.
Curieux phénomène historique que ce nihilisme, où
l'on ne sait pas qui invente qui, si c'est l'art qui imite la nature,
ou la nature qui imite l'art. Dans son célèbre Père
et fils, Tourgueniev, progressiste libéral et idéaliste,
proche des révolutions ratées de 1848, dépeint avec
un brin d'effroi, la génération de ses enfants, qui ne croient
en rien, ne respectent rien, refusent tout, rejettent tout, nient tout
: les nihilistes.
Dans Les Démons, Dostoïevski fait du nihiliste un criminel
amoral, persuadé qu'en tuant à profusion il deviendra un
héros, et même le héros suprême du XIXe siècle
: Napoléon. Les nihilistes sortent de la littérature pour
rentrer dans l'Histoire en faisant exploser le carrosse du tsar Alexandre
II qui avait pourtant aboli le servage.
Et puis vint Nietzsche. L'Allemand reprend le concept des géniaux
russes, et le complexifie, le dédouble : le nihiliste n'est
plus seulement un destructeur sans foi ni loi, il devient également
le symbole d'une lassitude de vivre, d'un ramollissement moral et mental.
Une fin de civilisation.
Guery nous promène avec brio dans cette histoire, nous montre à
quel point nos trois génies furent les prophètes du XXe
siècle, avec sa cohorte de nihilistes armés et fanatisés,
anarchistes, fascistes, nazis et communistes. Guery poursuit même
sa quête dans les décombres nihilistes de la modernité,
en nous baladant avec une rare pertinence dans les méandres de
l'art contemporain, de la mode, jusqu'à notre machine de santé
qui n'a pas échappé à la contagion nihiliste.
Et les djihadistes dans tout cela ? On devine ce que ne nous explique
pas notre auteur. Les djihadistes sont des hors-la-loi endurcis comme
les héros de Dostoïevski, passant sans difficulté du
crime crapuleux au politique. Le terrorisme est l'enfant sanglant du nihilisme.
Si, comme l'affirmait Maxime Rodinson, « l'islam est un communisme
avec Dieu », le djihadisme est un gauchisme. Mais à trop
vouloir prouver, on ne démontre plus rien. Le terrorisme est une
technique de combat ; le terroriste, c'est toujours l'Autre. Le Résistant
français était un terroriste pour les Allemands en 1944.
Nous qualifions de terroristes les djihadistes qui se voient, eux, comme
des soldats d'Allah. L'utilisation du mot de terroriste par nos éminences
occidentales a deux fonctions : exonérer l'islam de toute responsabilité
; et ne pas accorder à nos ennemis la dignité de combattant.
Pourtant, nos djihadistes pensent imiter Mahomet comme Alexandre imitait
Achille. Le Mahomet chef de guerre de Médine, pas le Mahomet prophète
pacifique de La Mecque. Celui-ci, ils ne le dédaignent pas, mais
il deviendra un modèle pour plus tard. Après qu'ils auront
vaincu. Quand la « terre de la guerre » sera devenue «
terre d'islam ». Quand ils auront vaincu les apostats et les mécréants.
À leurs yeux méprisants, l'Occident est tellement déchristianisé
qu'il ne mérite même plus le respect dû aux « religions
du livre ». Et ce ne sont pas les incantations des agnostiques ignorants
et leurs rituels « ça n'a rien à voir avec l'islam
» qui les réconcilieront avec notre monde. François
Guery touche juste lorsqu'il décèle dans le djihadisme un
« mouvement profondément anti-moderne » ; une réaction
en particulier contre « l'idée de libération des femmes
»; mais, pour eux, cet égalitarisme féministe - auquel
il faut ajouter la puissance des mouvements gay - n'est pas tant un scandale
que la preuve patente de notre décadence, de notre avilissement
; et renforce leur conviction que nous sommes condamnés. Nos djihadistes
ne sont pas des nihilistes au sens de Tourgueniev
- ils ne peuvent renier l'héritage occidental et français
qu'ils ne connaissent pas ; ni au sens de Nietzche : ils n'incarnent nullement
un avachissement fin de siècle. Ils ne sont pas dans le camp du
désordre ni de la destruction ; en tuant les dessinateurs de Charlie,
ils exécutent une sentence judiciaire contre des blasphémateurs
; à leur manière meurtrière, ils marquent l'espace
public français de l'ordre islamique ; ils rêvent de restaurer
un ordre passé et lointain, celui du califat islamique qui a dominé
le monde il y a plusieurs siècles. Comme des Français et
des Allemands peuvent rêver de réunifier l'empire de Charlemagne.
Ils sont le produit d'une histoire interne à l'islam, d'une contre-révolution
littéraliste et mondialiste, inaugurée en 1928 avec la naissance
des Frères musulmans (cinq ans seulement après la fin du
califat en 1923) et qui a fini par avoir la peau d'un islam modernisateur
et nationaliste (Atatürk, Nasser, Bourguiba, etc.). Une histoire
d'une autre civilisation qui s'est seulement exportée chez nous,
à la faveur d'un affaiblissement de nos défenses immunitaires,
précisément due à ce nihilisme si bien analysé
par notre auteur.
Les enrôler sous la bannière nihiliste, c'est vouloir les
englober dans une histoire européenne à laquelle ils se
veulent obstinément étrangers. C'est croire qu'ils sont
« nos enfants » , même dévoyés. C'est
rester responsable d'eux, dans un mélange persistant de culpabilité
et de complexe de supériorité. C'est commettre une erreur
fondamentale de diagnostic qui nous interdit de trouver le traitement
adéquat.
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