Avis d'Audrey sur La vie et demie

J'ai trouvé La vie et demie d'une puissance extraordinaire. J'ai été très intéressée par la place qu'il fait au corps dans son récit et ça m'a beaucoup interrogée. Dès les premières lignes, il nous met au contact d'un corps, celui d'une figure de l'opposition, mis en pièces par le tyran suprême et avec la plus grande des cruauté. Un corps meurtri, martyrisé, dépecé... Mais... ça m'a fait penser à du Tarantino, c'est-à-dire que d'office on sent que ça va se passer ailleurs. Le corps se retrouve d'emblée comme minimisé, comme si l'auteur le réduisait lui-même en bouillie pour mieux mettre en avant ce qui peut en émerger. De ce corps en loque, émerge en effet la voix de Martial, qui devient une figure de l'opposition au pouvoir, une voix de la résistance, plus forte que le corps lui-même, elle continuera à vivre bien que sans corps. Finalement le corps semble réduit à une part infime de l'identité, une part non essentielle à la vie. Mais un corps combien central et dangereux puisqu'il est la prise la plus évidente pour le tyran. P. 39 le corps est désigné comme objet de traîtrise, la part de l'être trop facile d'accès "le corps est une traîtrise il vous vend à l'extérieur il vous met à la disposition des autres" et p. 142-143 le meurtre qui réduit les corps en viande est moqué par un des personnages : "Tuer, Excellence, est un geste d'enfant. Le geste de ceux qui n'ont pas d'imagination. Et puis, jusqu'à quel point les tuez-vous ?" C'est bien là toute la question, la mort ne tue que le corps... Néanmoins le corps est aussi un moyen de lutter et ce sera celui de Chaïdana, la fille de Martial. Son corps sera l'outil de sa résistance et de son opposition à la tyrannie, il sera l'objet de séduction qui permettra les meurtres en série des gouvernants qui se succèdent selon le bon vouloir du "grand chef suprême".

Elles sont intéressantes, et par ailleurs très drôles, les scènes de sexe qui ne fonctionnent pas entre le chef suprême (= le tyran abominable)et Chaïdana ! Et il est très frappant que cet homme, en adoration totale devant le corps de Chaïdana, corps vénéré, ne le reconnaisse plus du tout quand elle revient avec ce même corps mais prénommée différemment ! À chaque fois que Chaïdana reviendra avec un nouveau prénom, à chaque fois le tyran-amant ne la reconnaîtra pas ! C'est dire comme le corps n'est rien... Le prénom tient davantage de place dans la définition de l'être, dans l'identification. Autour de ce même questionnement, cette scène absolument géniale et encore une fois, ô combien drôle !, celle de la "confection", pourrait-on dire, des enfants du tyran ; il engendre des centaines (ou combien de milliers ?) d'enfants. Il en découle des enfants qui seront tous des "Jean" (des... gens) et qui seront classés par séries de A, de B, de C, etc. Puis de 1 de 2 et ainsi de suite. Au fond, des séries d'enfants, tels des rayonnages d'objets fabriqués en usine. Des séries d'enfants comme des chairs indistinctes. Et puis au sein de ces séries A, B, C , T, Z..., chacun va se voir attribuer un nom - et là on rigole bien, encore une fois - il y a des Jean Tournesol, Jean Apocalypse, Jean Coriace, Fantastique, Jean Zoulou, Jean Abbé, Jean Fourche, etc. Et ce qui est intéressant, c'est que ces noms vont enfin permettre d'identifier ces chairs jusque-là indistinctes et faire émerger des personnalités qui deviendront d'ailleurs les plus importants opposants du régime puisque c'est eux qui le feront tomber. Autour du corps toujours, que penser de cette scène saisissante du viol de sa fille par le père Martial ? Par ce viol insupportable, le corps devient salissure extrême et Chaïdana va même chercher à s'en débarrasser, à se suicider. À ce moment, violée, elle se sent vaincue par son père qui n'a de cesse de la réprimander et de la gifler dès qu'elle se mettait en danger en couchant (pour mieux les tuer) avec tous les sbires du pouvoir. En salissant à l'extrême, par le viol, le corps de sa fille, il la vainc, faute de parvenir à la convaincre, et l'incite à passer ainsi à une autre forme de lutte, une autre forme de résistance qui la mettrait moins en péril. Et de fait, Chaïdana va fuir et finir par lutter autrement : avec des textes, avec des mots ainsi que continue à lutter son père pourtant mort... mais toujours prolixe... Il est beaucoup question à la fin de la vie de Chaïdana de son besoin impérieux de parler, d'écrire, de ses récits sacralisés que l'on sauve et que l'on fait circuler. P. 89 "le monologue de Chaïdana commençait à s'étendre comme un feu de brousse sur son être tout entier". P. 91 elle dit "je suis en saison de paroles. Si je ne parle pas, je meurs lentement du dedans. Je mourrais jusqu'à la surface, ne resterait de moi que l'épluchure, l'enveloppe". C'est ça : le corps est une épluchure. Jetable ! Et à l'intérieur la parole assure la survie. Le corps peut périr sans arrêter la résistance qui peut demeurer au-delà du corps mort, grâce, précisément, à la parole qui, elle, doit s'épanouir pour pouvoir maintenir la lutte, l'opposition et la résistance. La parole devient même inextinguible, chez Martial notamment : sa parole s'affiche sur les murs et prend la forme de traces, de mots ineffaçables. Et là je ne peux m'empêcher de faire le parallèle avec le livre que j'ai entre les mains, celui de Sony Labou Tansi, qui va circuler de mains en mains et laisser une trace ineffaçable. Il devient lui aussi la voix de la dénonciation, de la critique du pouvoir.

Il m'a beaucoup fait penser à Rabelais par son outrance, qui devient fable burlesque par moment, par sa surenchère qui déborde d'imagination foisonnante.

J'ai trouvé aussi intéressant le double positionnement du regard du narrateur. Consécutivement positionné à l'extérieur du palais du tyran, puis à l'intérieur : au tout début du livre il se place à l'extérieur du pouvoir en nous donnant à voir d'emblée le pire du pire. L'auteur se place alors du côté du peuple, du lecteur lambda ou de la victime, c'est-à-dire du côté de l'être abasourdi par la somme des horreurs, des crimes, des humiliations commises. On en est à la première page et on se demande comment on va pouvoir dépasser cette horreur. Mais en se positionnant ensuite du côté du pouvoir, à l'intérieur du palais du tyran, il nous fait entrer là où se fabrique sans cesse l'invention de l'horreur. Le tyran est toujours capable d'inventer pire, de repousser la limite jusqu'à l'absurde, jusqu'à l'invraisemblable. Sony Labou Tansi au fond, par le choix de sa fable outrancière, délirante parfois, traduit le réel, le reflète. Il se le réapproprie, il le transcrit et ainsi touche à mon sens au cœur du vrai et nous place au cœur du réel ! Comment mieux rendre le délire d'un pouvoir tyrannique, que par cette fable délirante ? Ce livre c'est ce qui demeure, ce qui perdure, au-delà de la succession des tyrans, comme les mots de Martial et ses traces noires. Sony Labou Tansi est celui dont les gouvernements absurdes qu'il immortalise ici dans leur folie destructrice ne se débarrasseront jamais... comme Martial que nul ne peut faire taire, Sony Labou Tansi mobilise les foules (presse, lecteur, écrivains admiratifs). Ses excès sont savoureux, étourdissants. Dans ce livre, on fait entrer des déserts des jardins foisonnants dans une seule pièce et on écrit à la main des lettres qui font 142 000 et quelques pages, un seul homme se déplace avec des centaines de milliers de gardes pour assurer sa sécurité, des villes et des vies et des pays entiers se construisent et se détruisent en un claquement de doigts. On touche au fantastique par moment mais…c'est surtout extrêmement efficace ! La preuve : cet un article de Mediapart qui traite du sujet en 2023 "Le Congo-Brazzaville, une dictature à la belle étoile".

"Plus l'effondrement d'un Empire est proche, plus ses lois sont folles", disait Cicéron.
Tout pour la bourgade d'Oyo située dans le Nord du Congo-Brazzaville, rien pour le reste des villes de notre pays est devenu le leitmotiv de notre Empereur monsieur Denis Sassou Nguesso.
À l'instar de Gbadolite, le village de feu Maréchal Mobutu, Oyo le village de monsieur Denis Sassou Nguesso s'empare des plus beaux édifices de la République financés par l'argent public congolais, au point de relayer Brazzaville et Pointe-Noire, respectivement capitales administrative et économique, dans le rang des 10 villes les plus sales d'Afrique.
Le village d'Oyo est devenu la capitale politique du Congo-Brazzaville que l'on montre aux visiteurs étrangers, tel le " village Potemkin ", un trompe-l'œil à des fins de propagande du développement appauvrissant du Congo-Brazzaville.
Il ne se passe pas plus d'un mois sans que monsieur Denis Sassou Nguesso, avec l'agent public, s'en aille se reposer (soi-disant pour une visite de travail) dans son village d'Oyo pour contempler ses multiples palais des milles et une nuit, son seul hobby. Pour ce fait, il immobilise tout son gouvernement pour lui rendre des honneurs de courtisans pour son culte de la personnalité. Voilà à ce qu'est réduit l'essentiel de l'activité du gouvernement congolais en dehors du vol des deniers publics"
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CQFD : On sera d'accord pour trouver cela, désolant et alarmant mais… un peu fade à côté de l'œuvre de la Labou Tansi... malheureusement ! J'ouvre ce livre en grand.


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