Chapitre premier
XVI
Le soir, déjà ; son traîneau glisse,
Si vite qu'il effraie les gens ;
Le givre luit sur sa pelisse
Et tremble en poussière d'argent.
Il file chez Talon ; il dîne
En compagnie de Kavérine (1).
Il entre - un jet mousseux d'Aÿ
De la comète (2) qui jaillit ;
Il s'offre du roast-beef qui saigne,
Des truffes, luxe de nos jours,
Et du foie gras fait à Strasbourg,
Tout ce par quoi la France règne,
Puis, couronnant le roquefort,
Un ananas de sucre et d'or.
1. Talon était un célèbre
restaurant français, situé sur la perspective Nevski. Piotr
Pavlovitch Kavérine (1794-1855), un hussard, libéral et
noceur, bien connu de la jeunesse dorée de Pétersbourg et
de Pouchkine lui-même.
2. L'année 1811, où l'on avait pu observer le passage d'une
comète, avait été particulièrement faste pour
le champagne. Pouchkine a consacré un certain nombre de poèmes
au champagne Aÿ.
Chapitre quatrième
XLV
Le vin sacré pour le poète,
Le Moët ou le Veuve Cliquot,
Vient aussitôt marquer la fête,
Servi sur glace, dans son seau.
Son Hippocrène qui pétille,
Se précipite, éclate et brille
(Semblance de nous savons quoi),
M'a plu jadis. Combien de fois
J'y fus de ma dernière obole
Pour quelques bulles. Dieu le sait,
Son jet magique produisait
Un flot si large de paroles,
Tant de délires, tant de vers,
D'envies de changer l'univers.
XLVI
Mais son écume impitoyable
Est dangereuse pour le foie,
Et du Bordeaux plus raisonnable
J'adopte désormais la loi.
L'Aÿ m'accable et me tourmente,
L'Aÿ ressemble à une amante,
Brillante, vive, sans soucis,
Imprévisible et creuse aussi
Mais toi, Bordeaux, tu es un frère,
Prêt à vous réchauffer le cur
Dans le loisir, dans le malheur
Si le destin nous est contraire,
Pour partager notre fardeau -
Honneur à toi, l'ami Bordeaux !
=>
Retour
à la page Eugène Onéguine
|